Elle s’appellerait
Pietra. Pietra Balsi. Elle serait petit caillou dans sa propre chaussure. Pierre
contre laquelle ils trébucheraient. Elle vivrait dans une bulle de
verre soufflée par grand feu mais par qui. Elle serait piètre
compagne. Rugueuse, elle ne serait pas polie. Elle détesterait les
radis même si elle aimerait les semer et regarder. Elle ne
cuisinerait plus, elle cuirait, croquerait. Elle préférerait la
lumière mais vivrait cloîtrée. Elle adorerait le mimosa et les
figues violettes. La table de travail devant le grand arbre la
sommerait à l'heure des étreintes. Elle laisserait en sourdine la
radio parler toute seule dans la cuisine. Elle aurait quitté la
cuisine pour le bureau-chambre. Elle commencerait toujours la journée
à la cuisine, assise sur une chaise de paille les jambes allongées
pieds posés sur un tabouret, à s'attendre. Elle fumerait toujours
trois cafés noirs avec deux tartines groseilles ou framboises. Ou
compotée de rhubarbe. Elle se nourrirait en général de grains, riz
lentilles pois chiches, et de fruits. Elle aimerait la salade rouge
et verte avec beaucoup de vinaigre balsamique mêlé d'huile d'olive,
et les pâtes fraîches avec beaucoup de parmesan. Le matin et aussi
le soir dans la cuisine, un gros chat orange sur les cuisses et un
lapin blanc chevelu sous la chaise de paille, elle regarderait le
ciel par l'imposte à barreaux, et laisserait venir. Elle aurait une
maisonnette, vue sur la Sainte-Baume, un jardinet clos, y inviter à
vivre là une tortue vieille. Pour celle-ci elle aurait planté près
des radis des fraises écarlates. Elle laisserait se multiplier
plantain et pissenlits jaune poussin. Elle ne mangerait pas de viande
parce que les animaux savent. Les gens parlent et ne savent pas.
Peut-être qu'elle n'aimerait pas les gens. Elle serait l'une de ces
gens. Elle s’appellerait Pietra. Pietra Balsi. Son frigidaire
serait encombré de glaise fraîche ou sèche. Elle modèlerait des
bols oxydés qu'elle porterait honteuse au petit feu de mille degrés
chez la céramiste. Son lit de fer du siècle précédent
fabriquerait des visions. Elle l'aurait acheté à une nonagénaire
dont l'arrière-grand-mère y serait dedans née puis morte. Elle
espérerait mourir soudainement le nez dans une rangée de fraisiers.
Sinon elle devra trancher sur les modalités de son suicide, plus
tard. Elle se jugerait trop grosse. Tomber amoureuse la rendrait
stupide. Elle s'endormirait sur le côté en étreignant ses épaules.
Au réveil elle se rassurerait à sentir sur elle l'odeur de sa
propre chair surie. Elle se vêtirait trente-six partout, de noir
principalement, de rouge-brun vert-mousse et indigo parfois. Ou de
gris. Elle chausserait des docs grenat ou des converses bleues les
jours de chaume, des escarpins à bride fauves ou noirs les jours de
gens. Elle ne porterait aucun bijou sauf celui qu'elle égrainerait à
son majeur gauche. Ses cheveux filés de sang seraient une
provocation. Après le café du matin elle s'absenterait d'elle-même.
Elle œuvrerait à l'imposture d'une mission dite culturelle. Elle
occulterait son identité mais pas ses cheveux. Ces huit heures ne
lui pèseraient pas, il en resterait toujours quatorze. Sur les
routes des déménagements et des lieux d’imposture elle
éprouverait les contraintes, pour que ça avance. Elle ne serait pas
plus Pietra Balsi pendant la journée que soudain Pietra Balsi au
retour chaque soir, dans la cuisine. Uniforme troqué contre
frusques, harassée, les jambes derechef croisées aux chevilles,
chat orange lapin échevelé, elle fumerait un thé vert, sans rien.
Elle entendrait le parler des gens à la radio. Elle amenuiserait le
son, petit à petit. Il faudra qu'elle se souvienne chaque jour et
deux fois par jour de Pietra. De la table de travail et du lit de
fer. Elle ne saurait pas pourquoi elle ferait ça alors que personne
n'attendrait d'elle qu'elle le fasse. Elle pourrait aussi bien ne
rien faire. Les bols s'empileraient. Elle oublierait d'arroser le
kalanchoé velours à oreilles d'éléphant, ceci sans grande
conséquence. Le chat sortirait vivre sa vie de chat et le lapin
croquerait les radis. Elle serait personne seule contenue pour rien
dans chaque heure identique à celle d'hier. Elle quitterait la
cuisine elle irait. Sa table de travail serait un rebut de bureau à
six tiroirs enlevé sur un trottoir. Une fois de plus elle y
chercherait à main gauche, sur le pichet de terre par lui façonné,
la logique de l'empreinte de la paume d'un mort aimé. Sans la
trouver jamais. Tout près, une girafe agenouillée peinerait pour
l'éternité à s'abreuver dans une demi-calebasse contenant :
une punaise rouge, un ticket ocre - LE PARTENON – première Maison
d'Art Fondée à Paris en 1889 – 54 rue de Écoles, 75005 PARIS –
téléphone 033 26-04, et un bouton gris orphelin et un tout petit
galet. Dans un mois un an trente ou cinquante ans ils pourraient bien
se tenir au même endroit, taiseux, et elle en terre plissée
anodine. La lampe d'argile blanche et le Robert usé au garde-à-vous
seraient expectatifs. Ou dubitatifs. La nuit tombée elle ne verrait
plus l'arbre par la fenêtre à croisillons et ce serait tant mieux.
Son bruissement et les oiseaux. Ces temps-ci ce serait un chêne de
quatre cents ans. Avant, furent le mûrier blanc une forêt de
râteaux sur zinc le pommier le hêtre les charmes le tilleul, un
peuplier et un saule. Elle voudrait ses os creux et s'envoler de-ci
de-là dans les ramures et s'y blottir sans penser à rien, et mourir
une nuit de gel. Dans l'un des tiroirs du bureau des cahiers des
carnets des agendas du papier ramé, dans les autres des stylos des
encres la paperasse de l'année de la colophane des aiguilles à
tricoter, en bambou et un diapason 415 et une bouteille de parfum Bal
en Méditerranée, des soies des laines des pétales séchées et des
boîtes rectangles en bois sauf, le plumier aux chardonnerets sous la
lampe de faïence toujours. Elle pourrait aimer un homme-arbre mais
ce serait une mauvaise idée. Elle jointerait les rêves conclusifs
décalqués depuis la chaise paillée et les routes et les fers du
lit. Elle ourdirait bien plus qu'un prénom un nom. Elle s'en
servirait. Arc-boutée à la table minuit sonne elle se nomme.
Elle s'appelle Pietra,
Pietra Balsi. Elle est le cilice dans sa propre chaussure. La pierre
contre laquelle ils trébuchent. Elle vit dans l'angle d'un carreau
de verre soufflé au grand feu mais par qui. Elle est piètre
compagne. Rugueuse, elle n'est pas polie. Elle texte, le dira, même
si elle aime. Sème. Et garde.