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Station I, 1

Bordeaux, juin 1983


Une jeune femme mince en nageur sombre, allongée sur sa hanche gauche, en sirène, les mains à plat peut-être, devant elle sur le sable. Au loin, l'océan. Le cliché, noir et blanc, restitue une douceur. Elle sourit.

Cette vision possible, là, que je découvre, même rendue avec tant de parcimonie -six centimètres sur quatre tout au plus- d’une jeune femme paisible et souriante, gracieuse, au pied d’une dune déserte, ne correspond pas. La pose, le sourire, le regard.

Cette jeune femme, à l’océan. Se superpose l’image rêche et constante que j’ai, d’Elle face à la mer : assise, dans les rochers, Elle lit. Elle attend un dénouement. Elle lit, Elle espère dans le livre, les livres, des romans roses, l’accomplissement d’une histoire d’amour qu’Elle aura laissé échapper. Je ne sais pas comment je sais cela. Je l’ai peut-être inventé, là, à l’instant, à cause de la douceur du regard.

J’ai vingt ans, l’âge d’Elle sur ce cliché et je suis venue ici, dans cette ville que d’avance je n’aimais pas, la ville de son enfance, de son bonheur d’avant, comme Elle dit. Non pas par hasard mais comme par inadvertance, tout ce que je fais est ainsi, par inadvertance, pour faire presque comme les autres. Ma quête est acharnée. Je suis sans chair, sans cœur. Je suis musicienne.

C’est juin, c’est dimanche, moite, lumière sale, voilée. Bordeaux. L’annuaire, l’adresse de l’oncle. Nous ne nous connaissions qu’à peine. De vue. Nous étions embarrassés. Je n’avais pas demandé à voir ces photographies, ne m’attendais pas à La croiser Elle, autre. Jeune femme mince en nageur sombre, allongée sur sa hanche gauche, en sirène. Paisible.

Par cette miniature d’une réalité antérieure, un haut-le-corps. Et une douleur à la pulpe de l’index, par l’entour dentelé et immaculé, de la scène impossible. Mon regard n’aura pas été cette fois assez dépoli, qui voit toute chose, tout être, sans précision, avec précaution. Peut-être la petitesse de toutes ces photographies de famille, avant et après-guerre : en minuscule, des personnes méconnues; tout un nuancier de gris et de bistre. J’ai dû ajuster ma focale de force, fixer des regards qui refusaient de croiser le mien. Le sien, celui de la jeune femme en sirène, je ne l’avais pas non plus reconnu. Je l’ai croisé par force.

Un regard de haine se sera éternisé, et nos cœurs cloués, nos vies séquestrées. Mais quoi? Pourquoi? L’absence de réponse me laisse en béance. C’est que je ne vis pas vraiment. La plupart du temps, quand Elle demeure, je m’absente. Je suis là où je ne puis grandir. Entre-temps, depuis peu, je vais avec les autres. Les autres : ce mot, à Elle, dans ma bouche. Elle dans mes mots, sa chair dans ma chair. Nos dégoûts réciproques. L’oublier pour vivre... La vivre pour savoir… Détruire en moi toutes parcelles d’Elle. Nous faire rendre vie.

Le réel n’est pas mon réel. J’ignore les dégradés, l’alchimie des couleurs. Je suis dans les blancs, les surexpositions, présente par quelques traits flous mais anguleux. On ne me voit pas. On se cogne à moi. On me renverse. Dans des rêves récurrents de broussailles acérées et noires, je ne m’extirpe jamais. Sans douleur de chair, mais une autre, plus phosphorescente. Le sang ne coule pas, peau percée déchiquetée d’encre visqueuse ne séchant pas. Je lutte aphone, incarcérée. Quand je ne suis pas dans des épines grinçantes, j’écoute, je me tais. Je vais. Il faut bien que je nous vive.

Alors parle l’oncle, frère grisonnant de la jeune femme. Il dit – ta mère, à Arcachon l’été soixante… tu peux la garder. – Non, je dis, …elle va te manquer. – Ta mère, à l’océan... Il me prend la photographie des mains, il se tait. Il La regarde, Elle. Il ne veut plus donner cette photographie, ou bien, au contraire, il voudrait s’en débarrasser. Il aura parlé trop vite. – Une autre fois, je dis. Il insiste, sans conviction, peut-être même qu’il supplierait, garder ou éloigner le petit rectangle affûté. Une douleur se propage, sous les doigts, par le dentelé. – Plus tard, je dis.

Sur mes iris se lève la taie opaque, et aux mains l’imprécision. Aucun sang ne souille la photographie de la sirène jetée, comme par inadvertance, dans la boîte en fer carrée, bleu et or éraillés, rouillés. On atténue chacun de son côté les cognements aux cœurs. L’enjouement de ces pseudo-retrouvailles a disparu. D’autres clichés grisâtres sont piochés dans la boîte  : vieilles personnes, bébés, promenades, des campagnes, de hauts murs, des colonnes monumentales, des gens sans noms ni degrés de parentèle, qu’en saurais-je. Puis un homme très maigre aux yeux creux, puis une route bordée de pins avec une petite voiture blanche inclinée sur le bas-côté ; puis un jeune homme en costume clair, qui s’appuie du coude en riant au toit bizarrement si bas de la bizarre petite voiture blanche, et je crois reconnaître aux formes des orbites noircies l’oncle, en plus jeune ; et puis de nouveau, depuis la boîte de fer remonte la jeune femme en sirène au pied de la dune avec l’océan en lointain arrière-plan. Mêler encore les photos, comme par inadvertance tandis que l’oncle s’immobilise, assis à la table de cuisine, la tête entre les mains. Il dort. Emboîter le couvercle de ferraille, croiser les bras, s’adosser à la chaise allumer une cigarette et attendre. Sans courage ni compassion. De La sauver de Sa vie, de la mienne. Auxquelles s’ajouteraient celles, hypothétiques, de mes filles, petites-filles. Pertes, dégâts, incendies. Ma rage, de cette sirène. Ne L’avoir jamais regardée. Une jeune femme paisible, et souriante. Dans cette ville moite, dans ses quartiers gris, la façade étroite de la maison de l’oncle donne sur un trottoir souillé de crottes de chien, de débris tombés des poubelles, de crachats. Par les portes ouvertes sur des couloirs communs refluent des odeurs de cabinets, de salpêtre. À l’étage, dans la cuisine, une table en formica marron strié de noir, et posée dessus, entre moi et cet homme assis, qui dort les coudes plantés dans cette imitation improbable du vrai, cet homme que j’ai croisé trois fois dans ma vie, que je visite seule pour cette unique et dernière fois, une boîte en fer bleu et vieil or et tous ces gens dedans. J’ai vingt ans, je n’ai pas de cœur. La peau trop blanche. Le corsage de soie verte trop transparent sur des seins petits et ronds, un profil étrusque aux paupières tracées de charbon. Ne pas donner d’arguments au pardon. Jamais. Attendre.

Lors le frère grisonnant, cheveux ras plutôt que d’en avouer les boucles, s’éveille et parle, parle vite et peu, d’une voix grenaillée par le tabac brun. Il serait un ancien pâtre aux boucles diminuées. Un héros condamné à une affliction extrême, qui se laboure la face chaque soir, à deux mains. Les chiffres des jours, les prières des nuits. Deux sillons, deux profondes rides scarifient sa face, depuis les coins internes des yeux aux commissures de la bouche, des stigmates obliques. Des yeux de bon chien, marron, tristes et doux, qui se closent encore, soudain, sur un sommeil d’épuisement, coudes vissés dans le formica, tempes logées dans les paumes en poing. Sur ce lisse bois synthétique et glacé, un reflet jeté là par la fenêtre enjambe le tabernacle en tôle, ses ors bleus éraillés avec, à l’intérieur, des dunes, l’océan, des gens qui seraient famille, et une fausse icône acérée, que j’ai repoussée. Je regarde cet homme exténué par le chagrin et une veille infinie et ordinaire. Je n’ai que vingt ans. Je n’ai pas de pitié pour les femmes, les chagrins des hommes me donnent des larmes invisibles. Je suis née loin d’ici dans une ville antique au bord de la mer, d’une femme grosse de moi qui se frappait le ventre. Je veux de cet homme ce qui lui fait se taillader le visage chaque jour, sans un cri. Entre nous désormais, persistance rétinienne, le regard de la sirène. La prière mènerait-elle au chagrin  ? La prière serait-elle un trop plein de chagrin ? La dévotion épuisante des veillées, les pérégrinations, avares de mots, solitaires, éprouvantes. Des centaines de jours de mois des millions d’heures vécues chacun de son côté, sans pouvoir nommer douleur ou attente, sans légèreté. Mais je sais, sans savoir comment, que nous vivons la même détresse à cause d’Elle, sirène dont je sais, moi, pour avoir grandi malgré Elle, qu’Elle est sans sourire, ni paix, ni grâce.

Se taire. Partir. Fille maigre, pour toujours trop grosse, souriant peu, à Bordeaux pour des concerts, alors que les concerts m’épouvantent, à cause des autres, qui pourraient me voir s’ils m’entendaient. Dans la musique je me tais aussi. Les gens ne savent pas. Il faut faire les notes et les gestes. Au plein vibratoire du son je m’attarde, dans sa liquidité. Entre les sons, du silence et des mots dedans. Je ne sais pas jouer. Je n’ai rien à dire. La musique me jette dans un épicentre qui m’échappe, que je ne puis saisir que dans l’immédiat et consécutif silence. Je la joue sans émotion, bornée, sans pulsation, par inadvertance. Je reste saline, lourde. Rien ne tient cependant plus en vie que la musique. Les résonances. Quand je ne suis pas à me taire, je me flagelle de gammes, de Sevcik, de débuts de sonates, qu’ils m’arrachent enfin des larmes. Qu’ils réveillent ma peau trouée, gluante. De la musique, n’avoir besoin que de ceci : silence, spectres, mots. Je ne suis que altiste. Sous-violoniste. Le son voilé de l’alto, sa voix mélancolique et nasale et discrète et sage. Inféodée. Indispensable. Oubliable. Être là sans paraître. Vivre de pleine exécution.

Caillou