Une jeune femme mince
en nageur sombre, allongée sur sa hanche gauche, en sirène, les
mains à plat peut-être, devant elle sur le sable. Au loin, l'océan.
Le cliché, noir et blanc, restitue une douceur. Elle sourit.
Cette vision possible,
là, que je découvre, même rendue avec tant de parcimonie -six
centimètres sur quatre tout au plus- d’une jeune femme paisible et
souriante, gracieuse, au pied d’une dune déserte, ne correspond
pas. La pose, le sourire, le regard.
Cette jeune femme, à
l’océan. Se superpose l’image rêche et constante que j’ai,
d’Elle face à la mer : assise, dans les rochers, Elle lit.
Elle attend un dénouement. Elle lit, Elle espère dans le livre, les
livres, des romans roses, l’accomplissement d’une histoire
d’amour qu’Elle aura laissé échapper. Je ne sais pas comment je
sais cela. Je l’ai peut-être inventé, là, à l’instant, à
cause de la douceur du regard.
J’ai vingt ans, l’âge
d’Elle sur ce cliché et je suis venue ici, dans cette ville que
d’avance je n’aimais pas, la ville de son enfance, de son bonheur
d’avant, comme Elle dit. Non pas par hasard mais comme par
inadvertance, tout ce que je fais est ainsi, par inadvertance, pour
faire presque comme les autres. Ma quête est acharnée. Je suis sans
chair, sans cœur. Je suis musicienne.
C’est juin, c’est
dimanche, moite, lumière sale, voilée. Bordeaux. L’annuaire,
l’adresse de l’oncle. Nous ne nous connaissions qu’à peine. De
vue. Nous étions embarrassés. Je n’avais pas demandé à voir ces
photographies, ne m’attendais pas à La croiser Elle, autre. Jeune
femme mince en nageur sombre, allongée sur sa hanche gauche, en
sirène. Paisible.
Par cette miniature
d’une réalité antérieure, un haut-le-corps. Et une douleur à la
pulpe de l’index, par l’entour dentelé et immaculé, de la scène
impossible. Mon regard n’aura pas été cette fois assez dépoli,
qui voit toute chose, tout être, sans précision, avec précaution.
Peut-être la petitesse de toutes ces photographies de famille, avant
et après-guerre : en minuscule, des personnes méconnues; tout un
nuancier de gris et de bistre. J’ai dû ajuster ma focale de force,
fixer des regards qui refusaient de croiser le mien. Le sien, celui
de la jeune femme en sirène, je ne l’avais pas non plus reconnu.
Je l’ai croisé par force.
Un regard de haine se
sera éternisé, et nos cœurs cloués, nos vies séquestrées. Mais
quoi? Pourquoi? L’absence de réponse me laisse en béance. C’est
que je ne vis pas vraiment. La plupart du temps, quand Elle demeure,
je m’absente. Je suis là où je ne puis grandir. Entre-temps,
depuis peu, je vais avec les autres. Les autres : ce mot, à Elle,
dans ma bouche. Elle dans mes mots, sa chair dans ma chair. Nos
dégoûts réciproques. L’oublier pour vivre... La vivre pour
savoir… Détruire en moi toutes parcelles d’Elle. Nous faire
rendre vie.
Le réel n’est pas
mon réel. J’ignore les dégradés, l’alchimie des couleurs. Je
suis dans les blancs, les surexpositions, présente par quelques
traits flous mais anguleux. On ne me voit pas. On se cogne à moi. On
me renverse. Dans des rêves récurrents de broussailles acérées et
noires, je ne m’extirpe jamais. Sans douleur de chair, mais une
autre, plus phosphorescente. Le sang ne coule pas, peau percée
déchiquetée d’encre visqueuse ne séchant pas. Je lutte aphone,
incarcérée. Quand je ne suis pas dans des épines grinçantes,
j’écoute, je me tais. Je vais. Il faut bien que je nous vive.
Alors parle l’oncle,
frère grisonnant de la jeune femme. Il dit – ta mère, à Arcachon
l’été soixante… tu peux la garder. – Non, je dis, …elle va
te manquer. – Ta mère, à l’océan... Il me prend la
photographie des mains, il se tait. Il La regarde, Elle. Il ne veut
plus donner cette photographie, ou bien, au contraire, il voudrait
s’en débarrasser. Il aura parlé trop vite. – Une autre fois, je
dis. Il insiste, sans conviction, peut-être même qu’il
supplierait, garder ou éloigner le petit rectangle affûté. Une
douleur se propage, sous les doigts, par le dentelé. – Plus tard,
je dis.
Sur mes iris se lève
la taie opaque, et aux mains l’imprécision. Aucun sang ne souille
la photographie de la sirène jetée, comme par inadvertance, dans la
boîte en fer carrée, bleu et or éraillés, rouillés. On atténue
chacun de son côté les cognements aux cœurs. L’enjouement de ces
pseudo-retrouvailles a disparu. D’autres clichés grisâtres sont
piochés dans la boîte : vieilles personnes, bébés,
promenades, des campagnes, de hauts murs, des colonnes monumentales,
des gens sans noms ni degrés de parentèle, qu’en saurais-je. Puis
un homme très maigre aux yeux creux, puis une route bordée de pins
avec une petite voiture blanche inclinée sur le bas-côté ; puis un
jeune homme en costume clair, qui s’appuie du coude en riant au
toit bizarrement si bas de la bizarre petite voiture blanche, et je
crois reconnaître aux formes des orbites noircies l’oncle, en plus
jeune ; et puis de nouveau, depuis la boîte de fer remonte la jeune
femme en sirène au pied de la dune avec l’océan en lointain
arrière-plan. Mêler encore les photos, comme par inadvertance
tandis que l’oncle s’immobilise, assis à la table de cuisine, la
tête entre les mains. Il dort. Emboîter le couvercle de ferraille,
croiser les bras, s’adosser à la chaise allumer une cigarette et
attendre. Sans courage ni compassion. De La sauver de Sa vie, de la
mienne. Auxquelles s’ajouteraient celles, hypothétiques, de mes
filles, petites-filles. Pertes, dégâts, incendies. Ma rage, de
cette sirène. Ne L’avoir jamais regardée. Une jeune femme
paisible, et souriante. Dans cette ville moite, dans ses quartiers
gris, la façade étroite de la maison de l’oncle donne sur un
trottoir souillé de crottes de chien, de débris tombés des
poubelles, de crachats. Par les portes ouvertes sur des couloirs
communs refluent des odeurs de cabinets, de salpêtre. À l’étage,
dans la cuisine, une table en formica marron strié de noir, et posée
dessus, entre moi et cet homme assis, qui dort les coudes plantés
dans cette imitation improbable du vrai, cet homme que j’ai croisé
trois fois dans ma vie, que je visite seule pour cette unique et
dernière fois, une boîte en fer bleu et vieil or et tous ces gens
dedans. J’ai vingt ans, je n’ai pas de cœur. La peau trop
blanche. Le corsage de soie verte trop transparent sur des seins
petits et ronds, un profil étrusque aux paupières tracées de
charbon. Ne pas donner d’arguments au pardon. Jamais. Attendre.
Lors le frère
grisonnant, cheveux ras plutôt que d’en avouer les boucles,
s’éveille et parle, parle vite et peu, d’une voix grenaillée
par le tabac brun. Il serait un ancien pâtre aux boucles diminuées.
Un héros condamné à une affliction extrême, qui se laboure la
face chaque soir, à deux mains. Les chiffres des jours, les prières
des nuits. Deux sillons, deux profondes rides scarifient sa face,
depuis les coins internes des yeux aux commissures de la bouche, des
stigmates obliques. Des yeux de bon chien, marron, tristes et doux,
qui se closent encore, soudain, sur un sommeil d’épuisement,
coudes vissés dans le formica, tempes logées dans les paumes en
poing. Sur ce lisse bois synthétique et glacé, un reflet jeté là
par la fenêtre enjambe le tabernacle en tôle, ses ors bleus
éraillés avec, à l’intérieur, des dunes, l’océan, des gens
qui seraient famille, et une fausse icône acérée, que j’ai
repoussée. Je regarde cet homme exténué par le chagrin et une
veille infinie et ordinaire. Je n’ai que vingt ans. Je n’ai pas
de pitié pour les femmes, les chagrins des hommes me donnent des
larmes invisibles. Je suis née loin d’ici dans une ville antique
au bord de la mer, d’une femme grosse de moi qui se frappait le
ventre. Je veux de cet homme ce qui lui fait se taillader le visage
chaque jour, sans un cri. Entre nous désormais, persistance
rétinienne, le regard de la sirène. La prière mènerait-elle au
chagrin ? La prière serait-elle un trop plein de chagrin ?
La dévotion épuisante des veillées, les pérégrinations, avares
de mots, solitaires, éprouvantes. Des centaines de jours de mois des
millions d’heures vécues chacun de son côté, sans pouvoir nommer
douleur ou attente, sans légèreté. Mais je sais, sans savoir
comment, que nous vivons la même détresse à cause d’Elle, sirène
dont je sais, moi, pour avoir grandi malgré Elle, qu’Elle est sans
sourire, ni paix, ni grâce.
Se taire. Partir. Fille
maigre, pour toujours trop grosse, souriant peu, à Bordeaux pour des
concerts, alors que les concerts m’épouvantent, à cause des
autres, qui pourraient me voir s’ils m’entendaient. Dans la
musique je me tais aussi. Les gens ne savent pas. Il faut faire les
notes et les gestes. Au plein vibratoire du son je m’attarde, dans
sa liquidité. Entre les sons, du silence et des mots dedans. Je ne
sais pas jouer. Je n’ai rien à dire. La musique me jette dans un
épicentre qui m’échappe, que je ne puis saisir que dans
l’immédiat et consécutif silence. Je la joue sans émotion,
bornée, sans pulsation, par inadvertance. Je reste saline, lourde.
Rien ne tient cependant plus en vie que la musique. Les résonances.
Quand je ne suis pas à me taire, je me flagelle de gammes, de
Sevcik, de débuts de sonates, qu’ils m’arrachent enfin des
larmes. Qu’ils réveillent ma peau trouée, gluante. De la musique,
n’avoir besoin que de ceci : silence, spectres, mots. Je ne
suis que altiste. Sous-violoniste. Le son voilé de l’alto, sa voix
mélancolique et nasale et discrète et sage. Inféodée.
Indispensable. Oubliable. Être là sans paraître. Vivre de pleine
exécution.