Libellés

à la poussière abattu acherontia atropos arbre arbre transplanté atteindre l'arrondi au devant baume bdellium bêtes des chants bouclier boucliers terre brancards bruit du monde Cabane Caillou cèdre celui qu'on paie chanter raconter chaque jour chiens revenus choses de bois choses écrites ciel tendu citadelle Coincé convocation copie cordeau dans la côte Dans la suite des jours Dans sa maison dans ta bouche De sa maison déchirure demande écritoire depuis ce jour vers 5 heures elle n'est plus dessiner destinée devant l'abri déviation dire-chose Dix donne dronte écricienne Effacement en oublier de manger endormis Enquête de lit faim faire poème Faire retour faire vite fermeture de ciel feu fissure fleur-de-cerisier Flot raison Fortune franchir Fronts génération Grand cerf habiter la trace hauteurs du ciel hier hors-sol Il ne ferait jamais noir imposte mangeoire Insister instructions j'ai vu ce jour jour jour nuit L'abri L'Hastelier la peau du visage langage sans rien Le chanter le manteau le voir les mains flanchent lieu tremblé Lits1 Lits2 Lumière dans poche Maison de lire maison des voyages manquer mesurer milieu du jour moisson moment de sa grâce monde posé Montagnes comptées mûrier Musivaine non-visitée notre cri Oeil oeil parfait oiseau échappé Où reposer pain Papier tombé Partir pas ce monde-ci Pas un son passé simple pauvreté personne Peur Pierre de meule Pierre de tête plaire platane Plumes plus aucun Plus hauts les portes Poème d'or Pommes d'or Porte de mai Portes Pour arracher Pour la forteresse pourpre prends Presque calme Propre corps puiser Pygmée quand l'homme qui qui retient rampe Reine du Sud revenir ricercar ricin ou pas ridicule rire et danse roc silencieux Saisie savoir de main secret Seulesse si le soleil signe silence soit non soit oui soleil son sortir aller sortir rentrer soupirs cris stable tables tenir bon térébinthe terre vide solitude Toile toqués tourment Tous Tracer trop tuyauteries Un film passe un mur une maison dans la montagne usure va en mer végétal vent verte chair vieux habits ville ville nuit virages Visages vivance Vivre sans Voir Voix vouloir yeux caves

Station VII

A la grotte de nouveau je me rends, nul besoin de m’y conduire je sais le chemin, traverser la salle d’eau borgne, près du lavoir la porte, le bouton en losange de la clenche, haut droite l’interrupteur à levier, quelqu’un fermera derrière moi, quelqu’un qui ne comprend pas mais qui claquera la porte quand même, des yeux, du regard, entre mes omoplates je le sens qui me pousse parce que je le fuis, puisqu’il me retient, ou veut, croit, me tenir. Aurai-je le temps ? M’enfoncer dans le cellier, à hauteur de l’établi gravir les sept marches taillées dans l’argile, voilà, j’y suis. La citerne. La lumière s’éteint. Celui qui me suivait aura donc claqué la porte, abaissé l’interrupteur à petite boule ronde, chromée, je suis dans du noir, de la peur, tout au fond le jour transfuse autour du vantail épais que j’atteindrai, le cœur blanc. Deux verrous à barre, rouillés, pesants de ma peur, grincements graves des gonds et. La lumière grise du chemin de ronde.
Depuis la mort de R je fais tout pour ça, retourner au cellier, et puisqu’il n’existe plus, je le réinvente. Cellier, cave. Ou grotte. J’y ai peur. Tout est là. Les odeurs, les résonances mates. L’humide. Je cherche quelque chose qui y est mort, qui a été vivant, qui le serait encore. Une menace. Un anéantissement possible. Quelque chose de démesuré et de destructeur. Dans des odeurs d’huile de vidange, de néoprène craquelé. De pourriture minérale. Les bruits gras des outils. La poussière vieille et jaune du mortier, du sol. Des cadavres recroquevillés, d’insectes. A la cave-grotte-cellier je reviens, régulièrement. Je cherche ou j’attends. Quelque chose. Quelqu’un. Je me cogne. Tourne autour d’une entité massive et délétère. Un lieu de grand péril. Y mourir. Suicider mes amours. Des homicides.
Je dis « grotte ». Mais je ne suis pas sûre de ce mot, il renvoie à une mythologie incomplète. Par excès. Bachelard la présente comme un lieu ami, un refuge, quelque chose de pastoral, rassurant. Le lieu des amours cachés. Paul et Virginie. Lierre, lianes, oiseaux-mouches multicolores, enchevêtrements végétaux à son entrée.
Un feu, des couches d’herbes sèches, un campement excitant, aventureux. Tentatives enfantines de robinsonnades. Repaires pour fugitifs ou contrebandiers. La mer en contrebas.
Nymphes et demi-dieux.
Je pense caverne. Homme des cavernes et les peintures, les expressions du réel. Des chasses. Des vies quotidiennes. Le plic-ploc de l’eau suintant d’une concrétion calcaire verticale.
Grotte. Sexe des femmes.
Glotte. Cri, parole. Coup de glotte. Chanter.
Je dis grotte pour chercher sens, me raccrocher à une mythologie universelle.
Je n’ose dire : Sépulcre. Sépulture. Sainte-Baume.
Je ne peux pas dire « cave ». N’était pas sous la maison. Mais dans son prolongement. Un sphinx couché, oui, ça reste cette image, un sphinx, gros chat bizarre, pas vraiment gentil. Un puits horizontal, des énigmes sans réponses : pourquoi, comment, qui ? Tout le monde le sait : une cave pour la peur. De la cave retenir l’horrifiant possible (araignées, zones noires, poussières vieilles, assassin ou mort-vivant, décomposition : guignolesque). Je ne peux pas dire « cave », il ne s’agit pas de la peur commune relative aux caves. Et puis ce n’en était pas une. De cave. Dans le sens d’une cavité entourée de fondements, soit fondations (supportent et érigent la construction. En principe). Ici, la maison est bâtie dos à la colline, directement sur la glaise. Autant dire sur rien. Un séisme et elle glisserait jusqu’à la route départementale, emportant sous elle la maison de Madame Angèle et la boulangerie. Avec un peu d’élan, elle franchirait le petit col d’Artaud, puis ça descendrait jusqu’à la mer. Peut-être bien.
Je redis « cellier » : prolongement arrière vers les tréfonds. Non pas  sous-sol : possédé comme un fonds (quoique). Ni entresol (entre la colline et l’eau salée). Je suis sans fondations. Sans appuis. Je peux dire ça. J’en ai le droit. Je connais l’envers du décor et sa machinerie. L’entrée dans la maison par sa bouche, s’enfoncer dans son intérieur qui, tout en longueur, s’obscurcit et se dérobe, cordes et poulies, mécanismes. Dos à la colline (cistes, pins, caillasses). Butée contre elle, non : entée. Une double écharde dans sa chair glaiseuse. Ou un décrottoir. Derrière la façade blanche un empilement biscornu de pièces, une tour à trois niveaux, érigée à même la terre, sans vide sanitaire, en représentation sur la place du quartier. De bas en haut : couloir et cuisine, salle à manger, petite chambre au grenier. Derrière ces pièces, entre les tenons des murs plus ou moins fichés dans la colline, les coulisses : salle d’eau borgne puis cellier, deux alcôves au premier dont la chambre des parents à mi- escalier, au second étage derrière la petite chambre, le reste du grenier. L’escalier et les murs sont comme pétris. Par-ci par-là, pour rattraper les niveaux (la pente de la colline est importante) des marches peintes en rouge. Seule l’enfilade du rez-de-chaussée (couloir, salle d’eau, cellier) avec son déroulé de seuils rouges et de portes à clenches, de ténèbres en ténèbres, mène de part et d’autre au jour : depuis la porte bleue sur la place du quartier au vantail tout au fond du cellier, qui donne sur le chemin de ronde.
Dire « cellier » ? La nourriture, les conserves, bocaux, tisanes. Du vin. J’ai connu un vrai cellier plus tard. Son joyeux et précautionneux usage. Comment dire ce cellier ci, qui a dû cependant servir autrefois à tenir le vin, puisque, appuyées contre les murs, les carcasses des fûts, moins que ça, les cerclages d’acier, gigantesques, un homme aurait pu se dresser dans le cercle bras et jambes tendues. Comment dire « cellier » afin que plus personne ne puisse jamais prononcer ce mot sans que le cœur lui saute d’une peur précise, la mienne, qui est comme un engourdissement face au danger, de mort, près d’un mort qui bouge encore, celé, caché dans la citerne du cellier ?
C’est ce que nous disions : le cellier. Il faut aller au cellier, va au cellier, bon je suis au cellier… Un mot mal utilisé. Mais c’est ce que nous disions. Nous. Eux, Ils disent encore « nous ». Depuis, je suis partie de Leur « nous », dissociée, asociale, Ils n’avaient qu’à ne pas me mentir, me tromper sur ce que montrent les mots, sur leur utilisation, par exemple pour montrer des objets tout différents de ce que « on », les gens, tout le monde, auraient montrés en les désignant. Les choses et les objets. « On » dirait « cellier ». Les « nous », « Eux » dorénavant, disent aussi « cellier » mais le lieu ne représente pas la même chose. Leurs lèvres prononcent « cellier », mais dans Leurs bouches c’est une cave. Ou un caveau déguisé en cave. De la peur déguisée en nécessaire et précautionneux usage. Le mal est fait. C’est comme « école ». Les gens disent « aller à l’école », « comment ça va l’école », et « Eux » Ils disent oui, ça va bien, un peu flemmarde mais ça va, mais ce que les gens ne comprennent pas, c’est que l’école des « Eux » n’est pas la même que celle de tout le monde, ce qu’ils n’entendent pas, tous ces gens, c’est que je veux aller à l’école de tout le monde, je ne veux plus être dans le « nous », je veux le « on », alors que « Eux » Ils font semblant de croire que le mot « école » qu’Ils utilisent et qu’Ils mettent dans ma bouche (hein, ça va bien pour « nous » l’école, hein ?) représente tout pareillement l’école des gens, des autres enfants qui disent par exemple, « aujourd’hui on a école ». Alors que je n’y vais pas, à l’école, que je n’y suis jamais allée, que je reste pour toujours dans la cuisine ou au grenier, et parfois au cellier.
Où sans cesse je retourne, depuis la mort de R. Aller au cellier chercher du fuel, avec le récipient dédié à cet usage : une sorte d’arrosoir en aluminium, un couvercle à rabat avec bouton, le bec non pas coudé, mais cassé à son extrémité, anthropomorphique. La cuve à fuel, en vis-à-vis du bassin rectangle couvert. Ou citerne. Pour récupération des eaux de pluie ou de source. Couvercle de tôles et de plaques de bois aggloméré. Devoir tourner le dos à la citerne pour remplir l’arrosoir à la cuve de fuel. Se positionner en biais, ne pas tourner le dos au fond noir du cellier, ni à la citerne, rester prête à bondir, le temps que le filet d’huile rose emplisse le récipient. L’odeur (terre confinée, huile de vidange, fuel, autre chose).
Se distraire. A droite l’établi du Père. La petite lampe au- dessus de l’établi. Les outils. Plus ou moins rangés. Tels qu’ils ont été quittés.
Le cellier. Est-ce un refuge ? Se réfugier là des fureurs de la Mère, (qui, Elle, ne va que rarement au cellier. Parfois ça Lui prenait, Elle arrivait avec un tas de choses, remontait le bitoniau à petite boule chromée, haut droite dans l’encadrement de la porte accessible depuis la salle d’eau borgne, Elle soulevait la clenche et poussait bruyamment la porte, comme pour s’annoncer ou inquiéter l’ombre, et Elle jetait de toutes ses forces les choses, tantôt à gauche tantôt à droite, avec ou sans comptabilité de cette alternance : nacelle de poussette, linges souillés, jouets confisqués, baignoire ou vélo d’enfant, hop, et si les choses étaient pesantes, Elle risquait un pas sur le paillasson, dans la découpe de lumière projetée depuis la salle d’eau borgne, et Elle se déchargeait des choses lourdes ici, en hâte, sur ce littoral de corde, avec un han sonore. Puis Elle se déjetait sur la terre ferme en catastrophe, désarticulée, livide, et touchait d’une main superstitieuse la machine à laver, une lessiveuse recyclée en table à langer à l’exact surplomb de la ravine du lavoir, où le petit frère, Mon drôle disait-Elle, demeurait assis là-dessus, bouche ouverte, tandis qu’un peigne de corne chantournait les boucles encore blondes en rouleaux, sur le côté droit),
se réfugier là des fureurs de la Mère, de l’atmosphère oppressante. Ne savoir longtemps aller au cellier spontanément, seule, par décision.
Etre prise en otage par le Père, au cellier, pour l’aider à nettoyer la moto.
Aller cherche du fuel au fond du cellier. Ça, toute seule, j’ai toujours peur : scrute tout, mets de l’espace dense entre les choses identifiées, entre quelqu’un et moi ? Tenir à distance. Le temps de remplir l’arrosoir et de filer, sans courir alors qu’on voudrait, sans se retourner sinon on lâcherait l’arrosoir plein, sans tourner tout à fait le dos à ce qui geint au fond du cellier.
Avec le Père, j’ai moins peur du cellier mais j’ai encore plus peur d’autre chose. De quoi ? Je ne pose pas de questions, sur rien. La peur de Lui, le Père, supplante la peur du cellier. Je préfère la peur de Lui, un temps, après je ne peux plus, je préfère la peur de la Mère. J’y suis habituée.
L’exercice de résistance contre la Mère m’épuise. Devant le Père, je panique. Mais ça ne se voit pas. Je suis encore plus silencieuse. Devant chacun d’Eux, je reste muette et docile. J’attends. Que le temps passe. Qu’il soit l’heure du grenier.
Pour lequel j’aurai aimé dire cellule, pour les instants de répit (bonheur, paix ?) lors desquels j’échappais à Elle, la Mère. Mais c’était court : une peur remplaçant l’autre. Et Elle savait m’attraper sous le lit. (Le Père ne monte jamais au grenier).
Ils remplissaient tant mon espace (mental, temporel) que je ne pouvais pas m’entendre. Je ne pensais pas. Au grenier, seulement. La nuit. Ma cellule de moinillonne.
La peur du Père égale la peur de la Mère. Devant elles ensemble, je pleure.
Il ne s’agit pas seulement des coups (de la Mère).
Il ne s’agit pas seulement de la menace des coups (du Père).
Il s’agit de Leurs folies, disjointes et additionnées, et de la mienne.
Plus tard, J’ai finis par m’enfermer moi-même au cellier pour travailler le violon-alto. Déplacer la cellule. Pour sentir et avoir quelque chose à exprimer. Pour donner ce coup de glotte indispensable et chanter (à l’alto). Je n’avançais pas très loin. Dans la première cavité, dans le bric-à-brac. Face au noir de la seconde cavité, après la cuve de fuel, la citerne, fond de scène devenant alors salle. Des rais de lumière font cadre au lourd vantail grossier à double verrous. Qui donne sur le chemin de ronde. Travailler là son alto pour qu’une mise en danger me fasse sortir de mes gonds. Me fasse lâcher l’observation des lignes géométriques que je traduisais par « tenir le fil du son ». Ce qui s’empierrait dans mon ventre, qui ne sortait pas. Je ne savais pas crier. La gorge sèche et dure. La glotte paralysée.
Pourtant c’est encore là que je vais quand je cherche.
Les rebuts. Une citerne. Le vantail sur le chemin de ronde.
Une citerne.
Une citerne dans le ventre, et le père dedans. Ma préhistoire.
Alors dire caverne. Pierres sèches jointées mortier terre, autour de carrière glaise taillée modelée, coulée de tuiles rondes par-dessus, comme traîne. Accès par salle d’eau borgne, porte à clenche en losange, s’ouvrant sur béance noire, bitoniau à petite boule chromée droite haut, lumière ampoule, bric-à-brac rebuts jusqu’à volée de marches épaisses, de glaise, projetant le sol à hauteur d’homme, alors comme une caverne, aurais-je pu dire crèche et son ravi, non, parce que, de ravie rien que mon enfance, et celée, et enfermée. Vantail donne toujours sur chemin de ronde.
Donc cellier noir comme cave grand comme caverne. A même la terre beige du sol, des objets, des choses, des bidons visqueux, des bassines pleines et oubliées d’huile noire. Des cerclages de tonneaux, non, de fûts, très grands. Les bois n’y sont plus. Le chien est mort là, empoisonné et seul. Enterré dans la colline. Un solex démonté en partie. Sur deux tiers de la longueur de la caverne, le plafond haut correspondant à un bout du grenier, rattrapant la traîne de la charpente du toit qui bute, quasi, contre la colline. Les tuiles romanes attachées à cause du vent. Des vagues inversées rouges ocre tachées de gris, et nues.
De la porte à la clenche en losange, douze pas, jusqu’aux sept marches de glaise. A droite, au niveau de la première marche et qui fait hésiter à poser le pied, une pierre d’évier débordante d’eau croupie et grasse qui suinte du robinet fiché dans la base de la citerne maçonnée. Lors des orages toujours violents l’eau dévale l’escalier d’argile. En regard de la pierre d’évier et donc de la base de la citerne, à gauche de l’escalier, la cuve à fuel sur ses quatre pattes de fer. Plus à gauche encore, un renfoncement assez vaste, l’atelier du père. Suspension tirée de rien, ampoule à baïonnette, en manière d’établi des madriers vaguement poncés sertis dans les murs, toujours le mortier de terre, la glaise sèche. Un poste de radio gris et rouge, un étau, encombrement d’outillage à main. Un tabouret haut et pivotant sur lui-même. Sans doute une chaise de dessinateur, recyclage depuis les chantiers navals, dépouillée de sa moleskine, l’assise et le dossier, bois formé en concave, tubulure métal vert gris, repose-pied idem circulaire. Quand Il s’y assied, le poids du dossier se laisse influencer par la déclivité du sol battu. Sans ajuster sa position d’un pied fermement agrippé au repose-pied ou au sol, alors assis à demi-fesse, Il resterait dos à la citerne. Du plic-ploc de l’eau nauséabonde qui goutte du robinet dans la vasque souillée de filaments, jaunâtres et noirs.
La cuve à fuel et la pierre d’évier comme des lions de pierre dressés gardent les sept marches de glaise, épaisses, inégales, craquelées ou glissantes selon les coulures et débordements pluvieux. A l’arrivée : grotte, niche grande. Et tout un réseau de planches qui font comme une espèce d’estrade aménagée pour la moto, une BMW 750 noire et blanche, scène reliée au seuil du vantail par une passerelle, un madrier encore, large, calé par des parpaings. De l’autre côté, en vis-à-vis de l’engin, le chapeau de la citerne, à ras du sol ici, en fait de couvercle un amoncellement de tôles, panneaux d’agglo V20, bâches de vieilles toiles de tente. Au centre, entre la moto et la citerne, le vantail clouté et à doubles verrous donne toujours sur le chemin de ronde.
Je dis cellier, cave, cellule, caverne, caveau. Et le cadavre de qui, on n’en saura rien avant longtemps, des dizaines de retours au cellier, à interroger les murs les outils la citerne.
Pour la peur du cellier, la Mère disait la maison réquisitionnée par les Boches et la pute du bout du quartier invitée ici bien trop souvent, il s’en est passé des choses là-dedans. La pute septuagénaire efflanquée avec ses sourcils épilés dessinés noirs au pinceau, la chevelure au carré du même noir, comme encre de seiche, crantée, et l’accroche-cœur sur la tempe, et toujours une Gitane blanche au bec rouge sang, la vieille pute sa voix rauque après ses chiens, Mirka Rocco et les autres en meute sur le chemin de ronde.
Lui, Il ne dit rien, répète juste qu’Il a tenu dans ses bras le chien empoisonné et puis le frère expirant, a recueilli les derniers souffles et peut-être même le dernier aveu (ce qu’Il ne dit pas), après l’avoir longuement veillé, eaux jaunes et noires, Son chien Pollux, Son frère, de celui-ci la chair et l’âme, au caveau provisoire le polo blanc frais repassé, et le pantalon blanc idem dont la jambe gauche un peu affaissée.
Et Il osera dire mort dans Mes bras quand, alors, mort de Son bras, et le caveau provisoire n’était pas le premier, mais bien le second, le premier fut le caveau-citerne trente ans durant. Et le veiller, non, certes pas, mais bien, le surveiller, perché d’une fesse sur la chaise haute pivotante, rester en biais ne pas tourner le dos à la citerne, ajuster la position, les semelles agrippent l’anneau tubulaire et verdâtre, sinon, à cause de la déclivité du sol, du poids du dossier, de son propre poids, c’est la loi de la gravité : la citerne dans le dos. Le surveiller oui, la citerne dans le champ de vision gauche, sous l’ampoule faiblarde à baïonnette, l’établi à droite collant de limaille sciure graisse. Et rester penché cependant au-dessus de l’étau, sur la mâchoire d’acier lourde qui tient par la nuque une petite pièce de métal ou de bois qu’il faut limer, encore et encore, rester attentif, oui, mine de rien, dans la poche et son mouchoir par-dessus, à la lente décomposition érosion de Mon propre frère entre deux eaux dans la citerne couverte. Et le surveiller, oui, bien sûr, non pas de ce qu’il puisse bondir, le frère, hors de la citerne en bousculant renversant le couvercle, parce que, avant de soulever ça, hein, V20 tôles parpaings, ça non. Mais surveiller ce qui goutte de ce robinet, malgré les occlusions réparations tentées, rubans à joints, caoutchouc noir découpé dans les chambres à air, graisse jaune de bloc-cylindres, ce qui goutte et qui empeste comme puait ce chien empoisonné qui se vidait en liquide infects avant de mourir là, seul comme un chien. Toujours quelque chose à limer, ajuster, et le poste de radio gris et rouge qui ne marche plus. Alors chanter siffloter un oranger, au cellier limer l’offense, sur le sol, un mouchoir par-dessus et la fille qui plus tard, sur le sol irlandais, viendra mettre sa merde, on ne le verra jamais, là où ça démange ça gratte, la fille petite pute, jamais on ne le verra, l’écorchure au talon du frère, un mouchoir par-dessus et au fond de la poche, tu dors auprès de moi, celui-là, sur le sol irlandais, pour une écorchure la gangrène la pourriture, entre deux eaux ou entre quatre planches, mais dans mes bras, caveau bétonné provisoire qui durera ce que ça durera mais au cimetière, ton sommeil est à moi, bon débarras, alors, qu’est-ce que ça peut faire, qu’est-ce que ça peut faire ?
Je ne demandais que l’heure, le jour, le lieu des funérailles. Ils n’ont pas dit. Rien dit.
Sauf ça : ton père et ta mère tu honoreras.
Non, pas ça. Pas même ça. Nul Dieu, qu’un maître : le Père, le pater, sa loi. Pas de garde, pas de chœur. Pas de foule, nul autre que Lui. Et Elle, en coryphée. A Eux deux, les Parents. Qui ne connaissent personne. Pas d’amis, pas de gens. La famille trois fois l’an. La maison en sphinx couchée sur le cellier et le chemin de ronde autour, autour du pâté de maisons, les Etienne à droite, les Prat à gauche, la maison en sphinx entre, et nous dedans ; et donne sur la placette la porte bleue, et en vis-à-vis la sente qui monte depuis la départementale et la boulangère dans son jardinet puis la bicoque de l’Angèle et sillonnent les écoliers le facteur et la vieille catin à la recherche de ses chiens sur le chemin de ronde. Pas vingt personnes, mais suffisamment pour faire un chœur, à deux, à trois, possible, alors, à vingt ? Non, chœur absent, chœur muet ou inaudible, où est le chœur ? Pas de gendarmes, pas de foule, la menace de l’inspecteur dans la bouche de la Mère, le « moi chef de famille » dans la moustache du Père. A Eux deux illusionnistes, agitent les marionnettes : attention ! les autres, les gens, les méchants ! Danger ! Les Étienne, les Prat, l’Angèle, et la boulangère, le facteur et les écoliers, et la pièce maîtresse, la vieille catin ridée, toute une foule qui ne sait pas qu’elle doit jouer le chœur des autres. Alors elle ne joue rien, la foule, ne dit rien, à personne. Même les chiens, les chiens en meute de la vieille catin septuagénaire aux cheveux teints et crantés, aux lèvres grimées de sang, même les chiens errent et trottent l’amble sur le chemin de ronde, en silence, indifférents.

Tout ça côté cour, le proche. Le quotidien. La porte bleue de la maison dont on ne voit pas, à la regarder, comme ça en passant, et même en s’y arrêtant, dont on ne sait pas qu’elle est la porte d’une maison-cellier couchée en sphinx sur la colline. Avec des enfants dedans. Avec une citerne dans son ventre. Et un cadavre dedans.

Côté jardin, le chemin de ronde. Le lointain. La ville. La mer. Et plus loin encore, à un jet de train, d’autres villes, sans mer. J’y suis partie, sans ma sœur ni le petit frère. Le cellier au ventre, un père et une peur dedans.
Le père, la fille, la mère (cuisine)

La fille
-A la piscine, faire de la natation.

Le Père
-Trop loin, pas besoin.

La Mère
-Y’a la mer, pour se baigner le soir.

Un temps

La fille
-au catéchisme, ma communion

La mère
-Tu choisiras plus tard, toutes les religions sont pareilles

Un temps

La fille
-De la plongée sous-marine, je n’arrive pas à nager plus profond sans bouteilles d’air.

Le père
-Trop d’hommes, et pas besoin.

Un temps

La fille
-Faire les Beaux-Arts, plus tard.



La mère
-Pas convenable pour une fille. Tu iras au conservatoire de musique avec ta sœur, pour l’accompagner : j’ai pas le temps avec ton petit frère.

La fille
-Trop âgée pour commencer !

La Mère
-L’alto c’est facile et peu demandé.

La fille
-Au cours d’Art Dramatique, alors ?

La mère
-Ah ah ah ! Tu t’es regardée ?!

Un temps

La fille
-Au lycée, pour passer le bac.

La mère
- Pas besoin de bac.

La fille
-Jusqu’ici toujours à la maison. Vous disiez, que quand on voudrait on pourrait…

Le père
-Arrête de faire la bille. Écoute ta mère. Déjà, tu vas au conservatoire, c’est assez.

La mère
-Au lycée, tu ne suivrais pas. Tu n’as pas le niveau.

La fille pleure



Le père
-Fait sa crise. Mets ça dans ta poche et un mouchoir par-dessus. Ca suffit de faire les dents.

Des temps. (Cuisine cellier escalier grenier, même chemin en sens inverse une année ; allers retours au conservatoire ; cuisine)

La fille
-C’est dans le journal, j’ai eu mon bac !

Le père, hilare, se tenant le ventre
-J’en pleure de rire.

La mère
-Ça sert à rien.

La fille
Je voudrais aller en fac, à Aix.

La mère
- Par correspondance ou rien.

La fille
- Alors rien.

Le père
-Écoute ta mère. Tu me coûte assez cher. Merdeuse.

La fille
-Je pars.


Le père
-C’est ça. Vraiment les dents. Respecte ta mère ! (gifle à la fille du revers de la main, la chevalière brise quelque chose).


La mère
-Avec tout ce qu’on a fait pour toi !

Un temps. Un train, aller. Encore du temps. Train, un retour.

La mère
- Maquillée comme une pépée.

Le père
-Ton sommeil est à moi.

Des temps. Des trains. Les mêmes trajets aller-retour plusieurs fois. Puis plus rien. Sans retour

Le père et la mère, ensemble, de loin
-Tes père et mère tu honoreras !

La fille
-Je ne demandais que l’heure, le jour. Ils n’ont pas dit. Rien dit. Interdit.

Le père
-C’est comme ça.

La fille
-Qui es-tu ?
Tu seras ressorti du magasin de motocyclettes brochure en main, motocyclettes, mot bientôt désuet, un monde s’écroule derrière toi, le monde des costumes trois pièces cravate que tu abandonneras aussi, tu prends le virage des années 70, tu sors du magasin de motos brochure en main, moto, terme mâle et viril, tu prends le virage en solo et au ralenti, ta nichée celée dans le monde d’avant et toi avec, en définitive, tu accommoderas le présent au passé, on va pas t’emmerder, la brochure en main, du magasin de motos ou de chez le concessionnaire BMW, quoique, pas souvenir qu’il y ait eu un distributeur de la marque à proximité.
Jamais entré dans un magasin ou un garage, tous des voleurs, on n’allait pas te la faire à toi, hein, la mécanique tu connais, mains carrées et poilues dans le cambouis ça oui, ni dans un magasin ni dans un garage puisque sans aucun doute un collègue du bureau d’études, Blanc ou Martin ou Durand, qu’importe lequel, aura commandé le dernier modèle, la R75/6, et comme tu en meurs d’envie, te hisser à ce monde, mâle, sportif, moderne des cadres légitimés et aisés, tu décides de t’acheter cette conduite d’occasion, toi l’ingénieur-maison, modèle précédent, que te cèderait Blanc, ou Durand, « une affaire un prix d’amis », année 69 un pied dans le passé décidément, à toi la R75/5 originale authentique de la fameuse Série 5, blanche en plus, trousse à outils planquée sous la selle, 24 litres au réservoir, et tu seras revenu, te suçotant les moustaches, à la maison-cellier brochure commerciale en main, celle confiée par Martin, ou Blanc, « réfléchissez tranquillement », et encore avec les factures d’entretien, il s’est fait avoir quel con ce Durand tout ingénieur diplômé qu’il est, « parlez-en à votre épouse », la brochure commerciale en couleurs saturées jetée sur la table de la cuisine les cahiers les cours du Centre National de Télé-Enseignement les épluchures, pour Elle, tu renifles que la photographie suffira à emporter le morceau, ce qui t’épargnerait d’avoir à la gifler, Elle qui déjà lit « Nous les avons construites pour des hommes. Mais pour des hommes qui ont conservé avant tout l’amour de la technique » et tu sens le cœur de l’épouse battre plus fort et se gonfler d’orgueil, presque elle en ouvrirait les cuisses. Tu conserves par devers toi le manuel technique, couverture bleu bavarois, titré « Manuel d’instructions » puis « Motocyclettes R50/5
R60/5
R75/5 »
en bas à droite le macaron de la marque, quartiers blanc et bleu cerclés noir, les lettres B.M.W. en blanc, tu es content, tu es sur le point d’acheter la plus puissante, tu t’attables.

Tu tournes les pages de tes courts doigts velus, deux grandes photographies noir et blanc en vis à vis, profil droit profil gauche de l’engin, version tôle noire tâche blanche effet du flash, page quatre très certainement le directeur de la Bayerische Motoren Werke te salue : « Cher ami BMW. » Heureusement c’est traduit, mais tu n’es pas si idiot que tu devines bien que, sous la signature, « aktiengesellschaft » veut dire grand directeur, le tien aux Chantiers Navals finit ses lettres pareil, Président-Directeur Général, et tout le reste est donc traduit. Et on se demande comment mais la littérature n’est pas ton fort, tu lis à voix forte « la moto est une provocation perpétuelle vers l’aventure de dominer sa machine », Marraine te renvoyait tes lettres corrigées de rouge, n’empêche, « une provocation directe sans accent faux. » Tu lis tout haut le front en arrière, le nez pointu, presque tu ânonnes, la bouche en cul de poule bute sur les doubles consonnes, tu prends la feinte d’étirer les mots, de les emmieller, « Il faut constamment observer et évaluer la route, le vent et le temps -- pour les dominer. » Sous la moustache noire en brosse un dard rose et humide palpite, hésite « c’est pourquoi l’homme éprouve ce grand plaisir de sortir sa moto. »  Provocation, domination, plaisir. La messe est dite.
«Vous choisissiez » tu continues, « une BMW avec son moteur flat-twin deux-cylindres puissant et souple, avec sa transmission à cardan… Nous devons vous féliciter de cette décision.» Rien que ça, les félicitations du directeur de la Bayerische Motoren Werke, quand pas plus tard qu’hier on t’a jeté ceci à la figure : « plein d’air. » Et tu étais rentré ce midi-là contrarié (la main sur la bedaine tu pétarades dans le couloir) et perplexe avec cette question à l’épouse, l’intellectuelle, baccalauréat philo en 60, « profession de la mère - traductrice-interprète » sur demande annuelle de dérogation à l’obligation de scolarisation : « plein d’air », qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce qu’il voulait dire Blanc-Martin-Durand ? C’est que tu as un peu de ventre tout de même, elle s’esclaffe gras, en claquant de la paume sur le susdit ventre. Mais «mainant » tout est balayé, de l’air, tiens, voilà, « observer et évaluer la route, le vent et le temps » et paf, tiens, les félicitations de l’« aktiengesellschaft » : vont tirer le nez les Blanc-Martin-Durand au bureau d’études.
Il continue langue rose sous moustache drue la lecture du Manuel d’instructions, « deux cylindres horizontaux opposés, construction monobloc entièrement capsulée », hein, Nine ? Elle grogne, la narine battante, l’homme de la photographie s’habille aussi en Blanc-Martin-Durand, elle réfléchit en coûts vestimentaires, ce n’est pas rien que ce rustre de rital il m’emmerde avec ses lubies, « entièrement libérés des entraves du cadre », faut le reprendre, abandon en traître du costard trois pièces, cette nouvelle tenue, du standing, oui, « cylindres compound », il se reprend, « commm’-pouuu-nnn’-dd’ » comme elle le lui a appris, presque il se ferait une courbature de la langue des lèvres.

Ça lui fait chaud dans le cœur à Elle, - « la chemise extérieure nervurée en aluminium » il continue- cette photographie du prospectus-« permet un bon écoulement »- ça rejoint ses décors intimes Angélique J’ai Lu-Romance et Jours de France : en arrière-plan manoir blanc à colombages toit pentu gris, grande pelouse vert tendre au premier plan, piscine bleue derrière et ses deux échelles en quinconces, ah, Bordeaux, la place des Quinconces et elle se porte une main au cœur.

La glue sonore et rose de l’époux. Elle ne l’écoute plus, le laisse ânonner. Elle est dans l’image. Elle longe la haie posée sur la ligne de convergence vers la porte d’entrée ouverte, et derrière cette haie touffue mais basse, on ne le voit pas mais un salon de jardin tend ses blancs bras, son service à orangeade, le parasol rouge saturé qui dépasse en atteste. Home sweet home. « La surface de portée du cylindre se compose d’une fourrure en perlite coulée ». Le ciel un peu gris un peu bleu, humide, Aquitaine, et cet homme- là, décentré sur la gauche, qui, avec sa moto fait un triangle parfait, un homme brun, pattes de tempes mi longues, mâchoire carrée, la quarantaine, « une dépression continuelle règne dans le carter. » Debout derrière l’engin, pieds ancrés dans la pelouse mouillée, l’homme tient sa BM du poignet gauche comme d’un cheval par le mors, sans effort, tête nue, la main droite posée (autorité, domination, protection) sur la croupe de la selle, à l’endroit exact où elle, passagère, posera ses fesses, « grâce à la ventilation en diaphragme. » (Pas très bon pour les femmes la moto), empeignes montantes des mocassins, chandail rouge à col roulé, « vilebrequin forgé en une seule pièce » et, oui, elle défaille, côté cœur l’écusson sur la poche du blazer tabac. « Masses rotatives et oscillantes, équilibrées, paliers lisses.» Et elle, elle fixe le bel homme, « course silencieuse, capacité de charge, » glisse sa main sous le blazer, caresse la laine rouge. L’homme lui rend son regard, un léger sourire aux lèvres, une invitation. « Une bonne rigidité et en même temps un minimum de vibrations, hein, femme? »

« Ce grand plaisir de sortir sa moto », encore faut-il l’extirper du cellier-niche grande, du réseau de madriers, plateforme qui converge en passerelle jusqu’à la pierre de seuil du vantail, ouvert enfin sur le chemin de ronde, 210 kg à tirer à hue et à dia, contribution de l’épouse de la fille, c’est con une femme attention de ne pas la verser, jamais un merci qu’il parte qu’il reste, partir moi aussi passer devant la citerne sans se retourner passer le seuil du vantail et fuir, grand plaisir de sortir sa moto et sur le cailloutis instable du chemin de ronde, abaisser la béquille centrale et la retenir du pied droit, et un, et deux, et trois, tirer tous ensemble on est une famille vers l’arrière, par le porte-bagages chromé pour elles, par la manette de levée pour lui, l’autre main sur la poignée gauche du guidon, hop. 210 kg réservoir plein, 24 litres, pas peu fier, cette bête sa bête qu’il va enfourcher, lui, et partir, lui, et les planter là, les femelles, l’épouse qui se précipitera, j’ai des choses à faire, vers la salle d’eau borgne, vers le drôle l’alcôve le lit conjugal, la fille qui devra repousser le vantail lourd et faire claquer fort les barres des verrous, acier contre pierre, afin que la résonance couvre sa course dans l’escalier de glaise, au long du cellier bientôt rendu à ce qui geint dans la citerne, jusqu’à la porte à clenche en losange qu’elle tirera sur une volte-face d’un coup sec. Éteindre la lumière, bitoniau haut droite.
Mais il n’est pas temps.
Observer et évaluer la route, le vent et le temps. Revêtir la cuirasse. Chaque matin chaque midi on tend au père la pesante veste de cuir noir, le casque Jet Bell blanc, les lunettes Climax monture cuir et sangle à ressort et pour finir les gants épais. Le gentleman bavarois aux oubliettes, pousser de nouveau la béhème vers l’avant cette fois, compenser pendant qu’il l’enfourche avec un peu trop d’élan, lui tenir l’engin comme lui avoir tenu les outils, clé de 10, non celle à pipe, chiffon, alors ça vient, c’est con une fille, voilà, il est à califourchon, sans béquille, le bout des orteils au sol, la bedaine engoncée posée sur le réservoir 24 litres, les commandes à bout de bras, mentonnière incrustée sous la moustache, joues comprimées. Une grosse mouche noire sur un domino de sucre. Sur la route, il va surgir au cul des voitures, hop hop les bouchons, on le prend pour un gendarme et on se décale sur la droite, dans les rétroviseurs un motard moustachu en noir et blanc phare plein pot, la terreur du gendarme ah ah les cons, « une provocation perpétuelle vers l’aventure  de dominer sa machine ». Clé de contact en place sur le phare position 1, allumage enclenché témoin rouge, position 2 allumage et éclairage de route, poignée droite le bouton des clignotants, presser actionner le démarreur, sinon le kick source de mots dehors, alors démarreur. Flat twins. Cœur d’acier assourdissant. La fille le fait, il faut le faire, au revoir de la main, toujours, de toute façon la double pulsation couvre les voix, avec un peu de bradycardie elle s’emballe, se régule, vit. Il faut un cœur d’acier pour partir.


A ma sœur :
-Pars d’ici
-Déjà partie, revenue
-Partons ensemble
-Ne dis pas ensemble. Entre toi et moi, les hommes
-Qu’importe. Ensemble loin du cellier.
-Pas peur du cellier. Rien. Qu’un cellier. Quand je veux, même sous les ponts avec le chien et puis…
-Et puis tu reviens au cellier
-Il n’y a plus de cellier ! Une autre maison, comme partout pareil, des choses dedans, et le frère, la mère…
- Et le père 
-Le pater, oui, il dit gouine je dis assassin
-Partir
-Interdit ! La mère ! Le frère ! Le chien !
-Et le Père 
-Non, je fais comme je veux, rien, le Pater, pas peur de lui
-pourtant le Père te tient en laisse, laisse avec enrouleur, hop, aux pieds !
-Et toi dans ta tête, un caveau!
-Pars avec moi
-Pars sans moi !

Caillou