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Comètes sanglantes - Lili



Épouvantant les nuits d'une trompeuse aurore,
Là, souvent à ma voix un rouge météore
Croise en voûte de feu ses gerbes dans les airs;
 

Et le chasseur

debout sur la roche pendante,
Croit voir une comète ardente
Baignant ses flammes dans les mers.
(La fée et la Péri) Victor Hugo





(Regarde mon corps, Persée, regarde ! Laisse mon visage hideux à l’entour de ton regard, relègue-le à la périphérie de ta peur, ne te détourne pas. J’implore ton regard sur mon corps).

Ils s’étaient tous pris pour des dieux, des héros, chacun leur tour et les uns après les autres, et l’illusion avait été parfaite, tu avais été capable de cela, tu t’en rends compte maintenant et le temps à présent, les uns après les autres, imparti à chacun et donc à toi, s’amenuisait. A rebours tu ne savais pas que tu étais elle, cette jeune fille, avais-tu eu le temps de l’être, cette jeune femme, puis jeune mère, est-ce que tu t’es fait une raison seulement à ceci, être une femme et celle-ci en plus, à laquelle s’était heurté chacun, dieux, demi-dieux, héros ?
Combien de dizaines d’années sans miroir, à ne pas savoir que tu pouvais être belle, tout simplement, qu’il suffisait de se plier aux regards, passer du non aimable à l’aimable, du désirable à l’aimée ?
Ils s’étaient tous pris pour des dieux et ils avaient raison, que n’étais-tu cru déesse, le temps que tu comprennes, te regarder te baigner dans la mer en faisait bander plus d’un, le temps que tu admettes, tes cheveux aussi longs que nécessaire pour irriter ta mère serpentaient assez pour les attirer, tels des aiglons, depuis n’importe quelle hauteur : nuage, cime, plafond d’opéra. Ils se prirent tous et chacun dans ta chevelure, les uns après les autres, trop empressés à te posséder, à entrer dans ta chair, à dévorer ta beauté, à vider leurs désirs en toi, vaniteux de leur propre reflet, ils se contemplèrent eux-mêmes ô combien héroïques et jouissants dans tes yeux, prenant le cristallin pour la prunelle, le miroir pour le mystère.
Tu étais belle, du moins faudra-t-il le croire, tu étais effroyable et ils ne le surent que trop tard.
Toi seule sait, à présent, le visage que tu tendais aux demi-dieux et héros, toi seule sait leurs visages depuis toujours morts à l’amour, tels des ricochets contre le dôme du ciel, tels des comètes renvoyées promptement au cosmos infini.



Lili

you know there's still a place for people like us 
The same blood runs in every hand 
You see it's not the wings that makes the angel 
Just have to move the bats out of your head 
(U-Turn Lily) Aaron





Chaque matin tes yeux verts sur sofa cerise et moi derrière la porte, pieds nus sur parquet disjoint. Que tu m’entendes ou plus, de cela j’ai peur, de l’absence de ton regard ou de sa fixité de l'autre côté, sur cette porte que je finirai par ouvrir. J’écoute, les oiseaux s’exciter follement chaque jour un peu plus, du printemps qui n’ose, j'écoute, blanche, derrière la porte de notre bureau. Ta chambre, dorénavant.
Nul son. Ni grattement, ni soupir. Ne proteste pas, je sais bien. Qu’en ma présence tu retiens ton souffle douloureux, ces râles qui t’échappent parfois, tandis que le soir, à la table brune, j’écris. Lors je m’affole, matin après matin, de ce silence, du chant funeste qui se dit. Des suites d’une longue maladie, diront-ils. Longue maladie, disent-ils. Torture. Dont je ne sais ici, devant la porte encore close, mes pieds nus sans assez d’écorchures, te délivrer Lili, comment, je ne sais.
Nous délivrer.
La clenche a cliqueté son petit bruit de ressort fatigué et j’aurais pu me glisser dans l’entrebâillement, avec la douceur qui sied. Au lever d’une enfant que je serai venue éveiller à la perle ronde du jour, sourire de fée aux lèvres. Mais tu n’es pas une petite, Lili, depuis longtemps, et tu t’amenuises tandis que grandit mon désarroi. J’ai poussé, la porte, ouverte grande, sur le carré bleui des arbres, l’arène ocre du bureau.
Tes yeux verts sur sofa cerise.
Effroi. Mon corps, en pierre, mon visage s’effritent. Seras-tu morte durant la nuit, seule, mais voici, non, tes paupières clignent, félines, chassent pour ce matin encore le tombeau. Cela ne sera peut-être pas ainsi, ton départ.
Bonjour ma Lili chérie, et ma voix en contrepoint, près le fil fin de ce souffle que tu tiens encore, ténu mais obstiné, air bien appris, je ne suis pas dupe de ta nuit. J’ai honte de mon sommeil brisé par l’unique et rebelle cauchemar, que tu t’en retournes, chancelante, cadavérique, vers notre couche commune. Aussi, il ne s’agit plus d’effroi et de pierre, mais de compassion, d’atermoiement veule, et mon corps se chiffonne, s’épand jusqu’à toi, comme lé de soie, au pied du sofa cerise. Ma main tremble qui, du revers, caresse ta joue droite, rite du matin, relève tes traits en sourire. Rire silencieux n’est plus qui, avant, nous prenait, parce que cela te chatouillait, délice, et que je frissonnais à ton plaisir.
Il est l’heure, je dois aller. Je passe un doigt léger sur ton front et dévale déjà l’escalier, du pas le plus dansant que je puis, tes yeux entre mes épaules. Un nuage sur le mien, de front, mais tu ne le vois pas, n’est-ce pas, depuis qu’un trait cruel, divin, a séparé nos têtes siamoises. Tu ne m’accompagneras plus, seule je vais, et toi, vers où ? Nos fronts disjoints désormais, et c’est une plaie au mien, la béance cramoisie d’un dépeçage, invisible dehors, dans le monde des gens, escamotée. Parce que non montrable, non regardable, pas plus que ta mamelle ulcérée, suintante, sanglante.

Tu me manques. Tu n’es pas encore partie et tu me manques. Chaque jour comme la réécriture, avant-dernière scène, d’une comédie qu’un crabe aurait fait déraper en tragédie. Aujourd’hui, scène du miroir.
Salle de bain. Fenêtre entrouverte sur les futaies piaillantes.
Tu sais bien : moi dans mon bain et toi à même le rebord de la baignoire blanche. Tu jouerais avec la mousse, mon journal éclaboussé, nous papoterions en silence entre deux clapotis. Plus tard tu te démaquillerais les yeux, je ferais les miens ; tu coifferais ta crinière contre ma brosse, je déferais mes nattes ; nuage poudre rosée, aplat rouge sur lèvres, puis, joue contre joue, nous confronterions en riant nos regards dans le miroir ovale. Aujourd’hui Lili, demain, toujours, il manquera l’émeraude de tes yeux contre mon teint pâle.
Nous ne rions plus. C’est une guerre antique et sonne le cliquetis des pinces pattes carapace choquées. Nous n’avons pas satisfait les dieux, quelle offrande ai-je négligée ? Voici. Un peu d’eau de bleuet, pour tes paupières. Voici la brosse, musc, puis-je ? Nouer ce ruban à ta fourrure ? Puis-je, de ce coussin fleuri, soutenir ton dos ? Regarde. J’ouvre la fenêtre ! Regarde ! Le chant délirant des oiseaux, les arbres dansent, le ciel… Tes yeux, verts, levés. Me dévorent. Que disent mes yeux ?
Mon visage poudré pour le mensonge, je n’aurais pas dû, ce rouge à lèvres. Comme si tu ne savais pas la ruse de ce fard sur ma bouche. L’amour, disaient-ils, vos lèvres convoquent. Nous répondions : nous voici. Nous les laissions se méprendre puisqu’ils ne lisaient pas nos regards, qu’ils se moquaient bien de nos âmes tristes au concave de nos yeux, les leurs rivés à ce pourpre, centré décalé bas, sur nos visages pomponnés. Pourtant ton visage à toi, Lili, tes yeux miroirs noirs et émeraude, quel manque de curiosité, tout de même, quel manque d’humanité, ne pas se pencher sur tes agates. Ils y auraient lu ce que vingt ans j’écrivis. Que cette turgescence n’est pas nudité, puisqu’elle dit : ne m’embrassez pas, vous seriez souillés par ce vermeil, plus tenace qu’une goutte de sang sur une clef. Mais ceci, les yeux dans les yeux de toi, ils n’en déchiffraient même pas les lettres. Elle disait, ma bouche fardée rouge cerise : aimez-moi, que monte dans mon ventre cette chaleur humide qui exaspère l’écrire. Mais cela échappait si bien à leur entendement qu’à ma porte ils bramaient, et je devais m’enfuir, et ils me rattrapaient, et me fourraient leurs langues dans l’oreille, leurs mains sur mes seins, leurs pauvres sexes dans mon ventre. En creux, l’amour, répétaient-ils.
Nous les avions rendus bêtes.
Dans nos entrailles grandissait la vie, puis la mort, petites choses expulsées, pleurées. Effrontées, nous répondions cependant encore, beauté tragique peinte au visage, dans le maintien de notre buste, hautain légèrement, arrogantes, à chair affamée infamie, nos entrecuisses agacées, rouge à lèvres, sang, poisseux, odorant, fécondées. Repues, ensemble. Du sommeil d’après le désamour, de solitude, du jeu de mourir.
Mais toi tu meurs pour de vrai, Lili. Même cette feinte du pourpre aux lèvres ne te fait plus sourire. Car la tragique laideur de ton corps défiguré et à jamais indésirable.
Nous nous étions soignées mutuellement des estocades, griffures, brûlures, et voici qu’une boursouflure sanglante nous désempare.
Tes yeux verts, levés, ton visage vers le mien, tourné, et je suis plus nue que jamais, jusqu’aux enfers de mon âme. Pardon, Lili. L’eau, si je pouvais t’y maintenir la tête plongée. Ou la brosse dure, briser ta nuque, ou ce ruban et ton cou serrer, ou encore avec ce coussin, t’étouffer. Tu expirerais, fenêtre ouverte, via les arbres, au ciel, plus vite. Et sauter à la dernière scène. Funérailles. Ai songé. Dans ma colère. Héberger dans ton sein une bête qui te déchiquette.
Ta mort réplique la mienne.
Depuis, j’ai mal aux seins. Sous mes doigts des nodosités. Est-ce que ça saute, les crabes ? Est-ce qu’il y a des crabes partout dans la maison, prêts à coloniser les corps ? Pour y pondre leurs œufs ? Est-ce que mille pinces grandissent dans mon ventre, ma gorge, mes seins ?
Pardon. Quelques excès. Chagrins. Comme viande avariée. Ou les mots tus, peut-être, qui s’enkystent et tuméfient. Ravalés, contenus, empêchés. La boule noire des phrases que je prétends ne pas avoir le temps de dérouler, encre sur feuille, à cause du dehors, des gens, du travail, du potager. Et pendant celui-là, de temps, le crabe cherche un nid, et la pelote du livre amassé en boule compacte derrière mon front aurait aussi bien pu lui faire affaire. Ou ma gorge, puisque la voix s’en sauve, au fil des années qui vont. Depuis que je te conte l’histoire de l’écrivain qui n’ose écrire. Alors pourquoi toi, Lili, plutôt que moi ? Quand ton assentiment devant mes débuts de récits inachevés, les nuits de stupeur pour cinq lignes ? Le café refroidi que tu poussais sous la tiédeur de l’abat-jour, les cendres époussetées autour de la coupelle ? Quel ressentiment, Lili, as-tu dévidé et peloté sans fin ? Dis-moi que la scène n’était pas si mauvaise : le rond blanc que jetait la lampe sur ma main, l’encre à laquelle je me tachais pouce et index. Mes traits en clair-obscur, les volutes de tabac qui jouaient à rebondir entre fenêtre et colonnes de livres. Toi, somnolente sur un livre ouvert. Dis-moi que tu aimais mes yeux qui cherchaient réponse dans le ciel anthracite, la face escamotable de la lune. Dis-moi qu’en la nuit étale qui n’appartenait qu’à nous, tu acquiesçais à ce laisser-aller à un peu d’ivresse ou de larmes.
Tes yeux verts fixent mes lèvres, le menton tremble un peu, à cause des reproches qui te rapetissent, mouillent ton regard. Dehors, les rouges-gorges s’esclaffent, le soleil vient de jeter un pont d’or entre les arbres. La scène était pourtant parfaite.
Lisse, lisse ton étole fauve, rapetasse ta mise. Un passage à vide, une fatigue ou une mauvaise grippe, me faire accroire, à moi ? Non, Lili, non ou bien oui. Faisons semblant d’admettre, d’espérer, de nous attendre à une proche convalescence. Et le crabe n’aura été qu’un méchant cauchemar bu par l’air au mitant. Reprenons : scène du miroir. Regards, rouge, rires. Puis, comme les chevaux au pré, ébrouons-nous avant le petit galop fou dans la rosée, dévalons l’escalier avec des ruades jusque dans la cuisine, changeons d’allure au seuil. Non Lili, non. Le cauchemar est là, c’est un grand incendie et tous nos mille et mille soirs précédents comme des couchers de reines inconscientes. Le feu a pris dans la voile, par un grand vent. Ils disaient aussi pourtant : une nuit dessus et il n’y paraîtra plus. Puis, ils ont changé, ils disent choisir, ils se vengent, ils disent palliatifs, en deux minutes, entre deux portes, et leurs regards ne s’élèvent pas plus haut que leurs propres mains, guillotinées, molles, au col des manches de leur blouse blanche, et bon courage, au suivant. Que ne puis-je donc décider entre laisser faire ou écourtement ? La nuit porte conseil, disent-ils. Conseil de guerre, oui, conseil de mort, leurs nuits ne sont pas les nôtres, leurs nuits sont immobiles. Le voyage est en perdition, le vent rabat la voile en flammes sur nos visages. Que ne sais-tu pleurer, moi j’ai les larmes inextinguibles, tu ne seras bientôt plus qu’un précipité, un peu de matière cendreuse et j’écrirai avec, l’eau de mes yeux mêlée à un si léger matériau, sommes-nous en là, Lili ? À oser écrire sur ta mort en route ?
Noirceur de mon âme. Tes paupières se closent, rais verts sur sofa cerise.
Alors dépêche-toi. Meurs. Je ne veux pas en savoir plus. Ta tenue en débilité, ton odeur de tapis souillé. Je ne veux plus te voir vaciller, pupilles dilatées, en errements pour un peu d’eau glacée. Mon corps s’efflanque de porter, d’attendre, assise là. Mes jambes se marquent, et mes genoux sur le parquet disjoint, à tes pieds. Mes bras s’ankylosent à étreindre ton absence dans ce lit, notre lit, où j’ai froid parce que tu ne peux plus m’y rejoindre. Que veux-tu abîmer de nos amours ? Sous le drap blanc, je n’irai plus. Laisse-moi veiller, nauséeuse, le suint de tes plaies, ta lèvre retroussée sur une canine, filet de salive. Tes os percent mes épaules, ne découvre pas tes membres raides comme pattes sèches de lièvres suspendus aux crocs des boucheries. A toi qui fleurais l’herbe coupée je ne sais avouer. Ma répugnance. Mon indignité. Hâte-toi. Il n’y a plus rien à faire d’autre. Épargne-toi. Aie pitié de moi. Plus rien à accomplir qui ne l’ait été. Abandonne. Et laisse-moi. Que ton corps soit juste trop léger, la tête ballante. Le noir aura mangé l’émeraude. Tu ne pèseras rien, petite chose sèche, quand je riais autrefois de ton ventre rond sur le mien, de ta joue entre mes seins, de cet amour dense qui ne m’écrasait jamais assez, me clouait à ta douceur, mes mains nouées sur ton dos et toi, béate, joufflue de bonheur.
Lili. Tu t’es endormie. J’écoute. Je vais.
Il est midi, il est presque trop tard. Je t’oublierai. Quelques heures. Toujours les même choses : un espace-temps effarant de vacuité, un voyage d’un lieu à un autre. La disponibilité au monde. Je fuis. Il est midi et l’immensité de l’après-midi à traverser avant de revenir au pied du sofa cerise. Et j’aurais souri, dis merci, au revoir, s’il vous plaît. Et j’en aurais été contente de cette facilité à continuer la vie comme si rien, ni tes poumons gargouillant, ni ta soif dévorante et douloureuse. J’aurais répondu aux sollicitations sans la plus petite image de toi au cœur, négligeant de maintenir le fil bien serré dans mon poing. Je voudrais marchander. Cette femme dans le métro, mots croisés, cheveux courts permanentés orange, les traits affaissés ; cette autre, vernis à ongles rubis, lunettes en sautoir, plongée dans une revue sensationnelle, ne veut-elle pas les tiennes de sensations ?  Cette autre encore dans ce wagon comme à domicile tricote et poursuivra son ouvrage devant une télé-réalité et je rançonnerai sans remords leur vie pour la tienne si j’en avais le pouvoir et le cynisme. Pourquoi toi ? Erreur, il y a erreur : tes yeux contre leur regard mort, ton appétit contre leur soif de rien. Et eux, que disent-ils ? Leurs mains sur nos croupes, leurs visages contre nos ventres tièdes, de cela oublieux, que diraient-ils ?
J’aurais voulu, Lili, avoir le temps d’arpenter tout le trajet de nos amours. Les enfances, les habits de poupées, les gelées de groseilles, le beurre salé. Les glissades sur le chêne ciré, tapis en accordéon, sait-on jamais, si j’avais seulement écrabouillé alors le crabe qui s’y cachait. Je voudrais courir Lili, nus pieds sur la voie ferrée graisseuse. J’aurais dérapé des traverses, buté contre les cailloutis tranchants, jusqu’au jardin perdu en Lorraine, Lili, même envahi par les orties et les lianes épineuses, même et surtout. J’aurais voulu en revenir avec assez d’écorchures pour te racheter.
Je t’aime Lili, te l’ai-je assez dit ? Il est midi, attends-moi. Ne pars pas sans ma main sous ta joue.
En mon absence, tes yeux grands et verts, et seuls, si anormalement grands, effrayants. Devant eux, je me suis dérobée, le rouge invisible au front. Que disent-ils, eux ? Que disent-ils ? Que c’est à moi de décider, entre les néons blancs et l’abat-jour jaune, entre l’acier de la table et le velours du sofa. L’écourtement ou le laisser-faire. Que veux-tu, Lili ? Soir et tu ne réponds pas à cette question, chaque soir ainsi depuis quelques semaines, je me précipite, à la porte, est-ce que tes yeux encore dans le bureau ? Bonsoir, Lili chérie. Je dépose mes gants bordés de fourrure noire devant toi, tu ne fais plus mine de jouer avec, avant, avant, tu t’en caressais le visage. Ne pas m’alarmer, l’angoisse se fait plane, mais une impatience, une urgence ordonnancée. Tu sembles décidée ou dans l’attente, maugréeuse presque. Et je comprends. Que je te retarde. Que le travail a commencé.
Je sais, ma belle. Il s’agit de traverser la scène, d’aller, le spectacle continue, tenons-nous, droites et déliées, gardons présence jusqu’à ce que le rond de lumière disparaisse. Nous serons dignes, ma Lili, lors de notre sortie, public ou pas, où sont-ils ceux qui disaient l’amour ? Il n’y aura sans doute aucune clameur, aucun applaudissement, le sais-tu bien ? Les avions continueront à gronder au dessus des paysages, les chiens à japper, les écoliers à se presser vers l’arrêt de bus sans s’étonner, au passage, du visage changé du jardin.
Mais ne m’emmène pas, Lili. Non, ne m’emmène pas.
Quand tout sera fini, je voudrais que cela finisse vite, je voudrais que tu sois juste un peu malade, que je puisse m’occuper de ta rémission, je voudrais qu’il y ait un revirement, un vent nouveau, une providence. Mais il n’y en aura pas, n’est-ce pas. Alors que tout soit fini, vite, le linge lavé, la chambre sans souvenir de toi. La terre à ouvrir, à fermer. Des fleurs au chevet d’un monticule. Un grand vent dans mon bureau. Tes yeux dans l’ovale d’un médaillon.
Tu n’as plus ton visage, Lili. Émaciée comme un renardeau, tes infimes mouvements ont ces saccades d’automates aux membres ferblantés. Je ne te quitterai pas mon amour, à cause de la gravité de l’air soudain, rendu irrespirable par la souffrance qui te désagrège, à cause de ton regard, que tu détournes du mien. Quelle offrande puis-je à tes yeux verts ? Nous ne traverserons plus la scène ensemble, nous ne sortirons pas synchrones, l’une de nous devra laisser son corps couler, comme lé de soie, sous les pas de l’autre. Lili, mes feuillets noircissent plus lentement que tes yeux. Attends-moi.
Écris, mais j’écris, Lili. Je me hâte. Je ne choisis plus les mots, vois, ils naissent comme tu meurs, dans l’ordre nouveau de ton départ, empressés pour ce seul viatique que je puisse t’offrir. Et je ne suis plus dans la stupeur de cinq lignes, mais de ton corps froid, fétide, aveugle, replié et assoiffé, mais encore vivant. Et ton regard retranché cherche réponse ailleurs que dans le mien. Écrire est-ce aimer ? Alors, quelques lignes ou rien, vanité, je croule à genoux devant toi, et je caresse ton front, et je te donne, Lili, ma main sous ta joue, et tes apnées de plus en plus infinies, que savons-nous de cette inconnue, que puis-je t’en dire ? J’ai perdu, Lili, je ne sais plus garder ta vie au plein des phrases, j’ai perdu. N’oublie pas que je t’aime Lili, je t’aime et je suis là, nous sommes toutes deux seules au monde devant cette porte que tu franchis, Lili, en une ultime réappropriation de tout ton être, malgré ta mise pitoyable, malgré ma pitié. Et tu acquiesces enfin à l’abandon, et dans un prodigieux étirement tu griffes la courbe du sofa cerise. Restée en coupe sous ta joue, ma main cueille tes yeux, grands, ouverts, et noirs.
Par la fenêtre, les fûts des arbres, muets. Longtemps. Je retire ma main et arrondis ta dernière pose. Je vais, j’écris ceci, Lili. Et je reviens glisser ma main sous ta joue. Mais alors je pleure. Je retourne à ma table, au rond blanc sur ma main vieillie, et je cherche ton regard, réflexe, et tes paupières ne clignent pas et j’écris ceci et la suite, en larmes. Et toute la nuit, je retourne le cœur vieux à ton visage, puis en pleurs à la table, va-et-vient, danse funèbre entre ton corps et ce tombeau.
Au matin, toute seule dans ce wagon crasseux. Toi tu aurais détesté, qui raffoles de l’âcre effluve de la javel. Le soleil, incroyable ce soleil cru au sortir de l’hiver, brûle mes yeux aux larmes, je suis aveugle sans toi, Lili, quel est le sens ? Dans mon bureau dorénavant où tu gis, un carré de lumière assurément tourne sur la table brune, s’attarde sur le sofa cerise. Une main de soleil qui ne pétrira plus ton corps en volute, comme tête de violon enroulée sur elle-même, à malaxer la douceur infinie d’un son. Depuis si longtemps que nous attendions cela, les oiseaux comme fous dans les arbres au petit matin, à cause du soleil bleu qui rosit. Cette nuit, pendant que je m’occupais de tes funérailles, une mouche violette déjà sur ton œil. J’ai choisi la batiste translucide et un carré de tissu grenat semé de minuscules soleils jaunes. J’ai hésité pour les gants de velours noir, ceux à bords de fourrure douce, mais je les ai gardés, ne pas t’oublier, comment pourrais-je, Lili, toi que j’ai couchée dans la boîte claire, tes yeux ne se fermaient pas, pâte de verre vrillées d’émeraude. Ta joue appuyée sur un coussinet, presque comique.

Je suis morte, Lili. Est-ce bien moi ce matin, sans courage de chagrin ou de non-chagrin ? M’éveiller à ce jour sans toi, Lili, définitivement sans toi, mon fantôme sur ce quai de gare. Ta dépouille mise en linceul attend le soir, l’invite au cortège, les fleurs, la petite croix peut-être, dans la coutume des cérémonies précédentes, sous des fruitiers toujours, amandier cerisier mirabellier, tout un verger de tombes devant lesquelles je fais station, en mémoire, sur l’asphalte gris. Ce soir, nous ne serons que deux. J’ai peur, Lili. Nous ne serons que deux, celle qui creuse et remue la terre, et celle qui avait peur de mourir, et je pleure, Lili. Je ne sais plus sur quoi, sur ta perte ou la prédication de ma propre mort, et je n’ai plus d’enfants jouant au sérieux de la mort, ses pompes, ses prières, ses croix de bois mal ficelées. Ma dépouille bouffée par le crabe sera comme la tienne, Lili, in-regardable, de plume muée en plomb, pourquoi ton cercueil si petit, ce soir si lourd, hier il ne pesait rien ? Qui mettra sa main sous ma joue ? Ne m’appelle pas, ne me fais pas me retourner, j’ai trop joué avec la mort pour qu’elle ne s’en souvienne pas, j’ai encore ton dernier soupir sur le visage, les petites choses expulsées pleurées, le rouge en appât sur mon teint blême, des découragements anciens et récurrents, la tentation du tombeau reposant. Ne m’emmène pas, Lili, je suis encore folle.
Chemin de fer ce matin, froid mais quel grand soleil, mes yeux halés par un vertige, du verre crissant sous les paupières, quelque chose danse dans l’air, c’est ton ventre clair et doux que pétrit le soleil, en lévitation tu te roules dans le bleu du ciel, offerte aux arbres où les boules de plumes s’égosillent. Ton sourire, Lili, s’efface, réapparaît, disparaît, renaît, tu me fais rire, Lili, montre-moi le chemin, de mon petit jardin le pommier. Par où, dis-moi, dois-je passer pour partir d’ici ?

Caillou