L’œil d'un mortel croirait y voir
une
comète, une aurore boréale,
mais
la Péri le sait bien: cette lumière
ne
peut être que
Le sourire de l'ange
saluant
avec bienveillance la larme
qui bientôt lui ouvrira le ciel.
(Le
Paradis et la Péri) Robert Schumann
et
Emil Flechsig
d'après
Thomas Moore (1843)
Lui
Je
suis son mari, je suis moi, je l’aime comme un fou et je l’ai
épousée, je l’ai, je l’ai épousée et elle est à moi. Ça
fait vingt ans que je l’aime, vingt ans que j’attends, les
autres, c’était pour passer le temps, je me suis bien amusé, des
princesses blondes, des marquises brunes, mais rien dans la tête,
avec ces poupées je m’ennuyais et puis toutes les femmes sont
pareilles, un jour elles deviennent lourdes, elles font des scènes,
des crises. Mais elle, c’est une reine, je l’ai couverte de
bijoux, de parfums, j’ai volé la lune pour elle, je me suis fait
encore plus beau pour elle, et puis, comment dire, j’aime sa folie,
elle est aussi folle que moi.
En
quelques heures tout a été dit décidé fait. On a emporté sa
maison dans ma maison, chez moi, maintenant on a tout en double,
c’est bien, c’est pratique, c’est à moi, elle est à moi.
Je
suis beau, je suis blond, j’ai les yeux bleus et la peau mate et un
ange tatoué sur l’omoplate droite et un papillon sphinx tête de
mort sur l’épaule gauche. Et puis je suis un artiste, j’ai des
prix, mon nom sur les affiches, en recherche google des dizaines de
pages. Elle dit que de ça elle s’en fout, c’est ce que je fais
qui l’intéresse, elle a fait autrefois le même métier que moi,
qu’elle ne peut plus jouer à cause d'une maladie à ses poignets,
mais bon, le musicien c’est moi.
Notre
maison est pleine comme un œuf, de notre amour partout et nous ne
nous quittons jamais, je ne la quitterai jamais, même pas d’une
semelle. Les premiers mois elle a dormi, elle disait qu’elle avait
vingt ans de sommeil à rattraper et je la tenais bien fort dans mes
bras, et je dormais avec elle, nous faisions l’amour, nous mangions
du caviar à n’importe quelle heure, ça j’adore, une femme qui
peut faire ça, et aussi aller pieds nus, dormir à la belle étoile,
cracher les noyaux de cerise en marchant, grignoter le blé vert et
faire traverser les hérissons. Et nous prenions la petite
décapotable verte pour aller dans le 13ème
à la cantine chinoise au milieu de la nuit, et nous marchions dans
Paris, nous arrêtant, là pour fumer un narguilé et boire un thé à
la menthe brûlant, ici pour des pâtisseries libanaises. Toutes ces
adresses que je connais depuis toujours, cela la faisait rire. Je
leur en aurai fait profiter, à toutes. J’avais des bijoux plein
les poches pour elle, dans des cachettes sous ma maison aussi, elle
qui n’en portait pas, je l’ai parée comme une déesse.
Et
puis une nuit elle se lève, dit qu’elle a assez dormi, que nous
avons assez dormi, que nous devrions dormir un peu moins et nous y
remettre. Elle dit je reviens et s’enferme dans la pièce du fond.
Je
suis tellement surpris. J'attends un peu, plus, je suis comme un
chien à sa porte, je gratte, alors elle l’ouvre, la porte, et elle
dit, va, une heure ou deux tout de même, va, l’eau fraîche,
l’amour, oui mais. J’ai bien des projets en cours, non ? Ça
me laisse sans voix. Moi j'attends qu'on m'appelle, allôô, oui,
êtes-vous libre pour un concert le tant du mois, je dis oui, des
fois j'ai plusieurs affaires en même temps mais je dis toujours oui,
après je me débrouille, et s'il n'y a rien, jackpot, Assedic.
Tu
n'as pas une partition à travailler et elle ne dit rien de plus,
elle sourit, comme si je savais ce qu'elle fabrique, enfermée sans
moi dans cette pièce, j'ai raté un truc, pas entendu quelque chose,
elle a l'air de penser que je sais et que je suis O.K., pas de
problème, alors j'ai fait comme si, j'ai dit oui, moi aussi :
une pièce de Bach.
Je
ne sais pas ce qu’elle fait derrière cette porte. J’attendais de
la musique, comme moi, mais non. C’est pas ça.
Moi
je suis un ancien enfant prodige moi, plus besoin de travailler parce
que tout est là, dans les doigts, et je le lui prouve de temps en
temps, je lui montre, je joue : ça la rassure. Je l’apprivoise,
ma femme, je l’apprivoise. Je l'avais attrapée avec ça, le
violon, je lui avais joué Biber, rien de moins, la barre était
haute, putain, les Sonates
du rosaire,
elle connaissait, on n'attrape pas les mouches avec du vinaigre.
Dans
ma maison, à la porte de la pièce du fond, celle que je lui ai
donnée, avec la clef qui va avec, je colle l’oreille. J’entends
un peu de musique, puis le silence. Longtemps. Puis un jour j’ai
compris. Tous ces livres, elle doit faire un truc avec. Qu’elle
veut pas que je fasse avec elle. Ni même que je la regarde faire.
Moi je ne lis pas, ça m’endort. Je préfère le cinéma, les
musées de peintures. Ma femme aussi, heureusement, elle aime bien,
nous avons fait tellement de musées, ensemble, quelquefois je
faisais exprès de la perdre, mais elle pouvait rester des heures
devant une toile et après elle attendait que je dise quelque chose
d’intelligent parce qu’elle voulait, elle, dire quelque chose, ça
la rendait un peu triste, mais je n’ai pas le vocabulaire :
c’était beau, voilà.
Et
là, ensemble, elle ne voulait plus. Elle disait « toute seule,
il faut que je travaille ». Je mettais un disque de moi dans le
salon, à l’autre bout de la maison, qu’elle puisse entendre un
peu, de loin, du violon, quelquefois ça marchait, elle croyait que
c’était moi qui jouais en vrai, vu que je laissais la boîte
ouverte, la partition sur le pupitre, et je restais comme ça, le
violon sous le bras, l’écharpe bleue, en toge elle dit, sur mon
épaule gauche, sur la tête de mort du sphinx, à droite, l’ange.
Dans le couloir, j’attendais, prêt à bondir dans le salon si les
lattes du plancher grinçaient. Derrière sa porte.
Un
jour elle m’a surpris. Elle a fait celle qui ne m’a pas surpris
derrière sa porte, moi je l’ai lu dans ses yeux qu'elle faisait
celle qui n'a pas vu que j'écoutais à sa porte et je l'ai détestée,
une deux secondes, mais elle a dit alors : j’écrivais. Ah
j’ai été fou de joie, ma femme à moi, ma reine à moi est un
écrivain ! Et elle m’a donné à lire une page de son livre
et j’ai dit c’est beau, parce que je n’aime pas lire, je ne
retiens pas les phrases mais je sais le temps qu’il faut mettre à
lire, une page par exemple, et tourner à temps. Ce que je veux,
c’est la voir écrire, je veux voir son visage quand elle écrit,
tu es tellement belle, laisse-moi me faufiler dans ce petit coin, je
ne bougerai pas plus qu’un chat endormi, et je vois d’ici le
tableau, mes yeux bleus et amoureux sur son profil caché à moitié
par les mèches brunes échappées de ses longs cheveux remontés par
un porte-plume doré. Elle dit : non. Qu’elle ne peut pas se
concentrer si quelqu’un la regarde.
Je
ne suis pas quelqu'un.
Depuis,
ça me rend dingue cette porte fermée des heures. J’ai envie de
pleurer, mes mains tremblent, mon cœur cogne, je veux hurler, baiser
cette putain de porte. Alors je prends la petite décapotable verte
et je roule, je roule, et je crie très fort vers le ciel, sur les
routes, entre les champs de colza jaune.
Quand
je reviens, elle est sortie de la pièce du fond, je vois bien qu’il
y a quelque chose, même si elle me sourit et m’embrasse, quelque
chose de triste ou de paisible, ou
d’épuisé, ou de repu, et quand je lui dis quel drôle d’air tu
as, elle me répond qu'il lui faut désaccorder encore et encore les
corps, changer avec doigté, et passer d'une couleur à l'autre, les
tonalités ne sont plus les mêmes, et ouvrir mes beaux yeux bleus,
je devrais comprendre l’air qu’elle a : écrire, elle dit,
c’est jouir aussi, mon amour, tu dois savoir ça toi, tu es
artiste, non ?
Ça
me rend dingue qu’elle dise ça. Ça m’excite encore plus
qu’avant, je te connais par cœur ma petite, vingt ans que je te
guette, près de toi je suis toujours excité mais là c’est pas
pareil, c'est pire, c’est mille fois plus, mon sang bouillonne,
besoin de gicler, de voir gicler ce qu'il y a dans ta jolie tête, ce
que tu ne veux pas me montrer, à moi ton mari, tu veux le montrer à
qui et les yeux grands ouverts en plus ? À qui avec tes livres
et quel corps, quelle couleur et tu me regarderas peut-être, moi,
hein, en arrière-plan, moi ton mari le fou, fou d'amour pour toi,
toi ma femme à moi!
Après
je ne sais pas ce qui s’est passé, c'était l'été, une nuit
d'étoiles filantes, juste que je voulais remonter sa robe jusqu’à
son cerveau pour voir dedans, avec mes mains, avec mon sexe, ce qui
la fait bander sans moi, j’ai tout essayé pour y arriver, je suis
plus fort qu’elle et j’ai un ange d’amour sur l’épaule
droite, et je joue du violon, Bach et Biber en scordatura.
J’avais tout le temps, toute la nuit, toute la vie, et elle, elle a
toujours un stylo dans ses cheveux enroulés. Elle est chez moi, elle
est à moi, moi je suis le héros blond au sphinx bleu. Et puis c’est
ma reine à moi, et toutes les portes de la maison sont à moi et
fermées à clé, et si mon sexe ne suffit pas, si mes mains ma
langue mes dents n’ont pas suffis, je retournerai son stylo-plume
contre elle, j’ouvrirai le passage avec.
Elle
Une
page parfaite. Bach, 1720, quatre pages à violon nu et seul, les
quatre doigts de la main gauche, quatre cordes, quatre voix, un
index-archet patte d’ours main droite. L’écriture de Bach. Je
lis le premier accord, le rythme en rebonds, l’accord suivant, et
le son est là, immédiat, et la
Chaconne
tout entière rassemblée : les préliminaires des pièces
précédentes, les variations, les affects, l’acmé, la paix, le
silence. Le monde entier.
Nulle
écriture ne me chavire autant. Je lis ces symboles, noires pointées
croches, de bas en haut, incompréhensibles à la plupart des gens,
ce qui me séparent d’eux, parce que je ne sais les restituer avec
les mots que tout un chacun a appris, le b.a.-ba, et moi j’entends,
et je suis infirme. Je lis la première phrase et tout vient, non
comme un agrégat sonore, un cluster, mais une sphère cristalline
avec les discours, les repentirs, les raisonnements, les folies,
transparences et superpositions immédiates.
J’entends.
Dès la première note, j’entends, la totalité, l’avant l’après,
le passé l’avenir, la peine la joie, le début et la fin. Rien de
ce que j’écrirai avec l’alphabet vulgaire des lettres ne pourra
dire autant que la Chaconne.
C’est ma folie. Comme Glenn Gould dévoré par le crabe dans sa
tête, à force de vouloir dire ça, la musique de Bach, sur un piano
Steinway, alors que, les Variations
Goldberg,
dites par la modestie d’un clavecin, l’humilité des cordes de
laiton choquées par les becs faits de plumes taillées, le bois
léger, une maison allemande à l'aube du 18e siècle, son parquet nu
et grinçant, le pâle soleil ou les bougies jaunes, la cantate à
écrire pour l’office du dimanche qui vient, les leçons aux petits
garçons du gymnasium, l’écriture. Ma folie de Bach, celle de la
musique. Celle de la musique de Bach.
J’entends.
La terre ronde et le ciel propre de ce temps-là, les vents qui
poussent des nuages blancs et vierges de pollution, la terre tourne
sur elle-même, en silence, en lenteur, rien ne vrille le ciel hormis
quelques comètes et les flèches des oiseaux migrateurs, et les
battants sonores des cloches ; un petit homme seul à la tribune
de l’orgue qui, avec ses pieds, ses mains, compose in situ une
fugue à six voix sur le psaume du jour, et à l'autel l’officiant
se retourne, les sourcils froncés, parce que déjà, c’est trop,
tant d’amour dans des notes de musique, diabolus
in musica,
les fidèles pourraient s’y perdre, à trop comprendre et pas la
vérité que lui, l’officiant, donne au peuple, mais l’humanité
des hommes et de Dieu libérée dans une fugue, même aux grandes
orgues, non.
J’entends.
Voici deux cent quatre-vingt-dix ans, un homme écrivait, plume
d’oie, papier épais en parcimonie, ce qui bouillonnait dans sa
tête, en quatre voix, voire six, voire plus et il sait de quoi il
parle, pas avec l’alphabet qui lui sert à solliciter une pauvre
augmentation ou la réparation de l’orgue auprès d’un prince
quelconque, mais avec l’alphabet des symboles qui ordonne les sons,
bien tempérés ou non, parce que, violoniste, il l’est aussi. De
bas en haut, les accords, la Chaconne,
↑Ré
fa la, ' la, ↑ré
sol si b Mi…
J’entends,
et le thème principal n’est pas celui qu’on croit, à la voix
claire du dessus, la voûte céleste. Architecture sonore parfaite.
Le thème est en bas, toute en bas, dans la gravité, un psaume, une
prière, pour celle qui est morte trop tôt. Pour toutes les mortes,
les jeunes mères mortes, les tombeaux des petits enfants, il y a
deux cent quatre-vingt-dix ans et hier, et aujourd’hui, les petits
morts dans leur cercueil minuscule ou dans les mauvais chiffons
entortillés, de faim, de guerre, d’indifférence. Et la tension,
la spirale, l'aimant vers l’accord suivant, rien ne peut plus
rester en suspens, on devrait finir sa phrase comme on finit son
assiette, en politesse, papa Bach s’est levé d'un bond et gifle
l’un de ses fils qui a quitté un peu vite le clavecin, qui n'a pas
conclus la cadence,
la laissant non pas inachevée, pourquoi pas, mais abandonnée, non
dite. Même ça, en toute lettre cependant, « cadence »,
je reste infirme de ne pouvoir vous la donner. La dire jusqu'au bout.
Lui
il sait, je savais, comment vous dire, le violon, l'archet, le bois,
l’arbre de plus de cent cinquante ans abattu fendu débité, et le
sang de l’arbre odorant qu’on dévorera, deux cents ans encore
après, tels des ogres de vibrations, de sons, le souvenir du sang de
l’arbre qu’on phagocyte par le corps, la clavicule, entre les
cotes, et toute la carcasse vibre, notre propre sang se liquéfie,
augmenté, le blanc des yeux tremble, violon de bois assemblé par un
peu d’humeur collante de cadavres d’animaux, colle faite d’os
tendons, et les cordes boyaux, à l'archet le crin des chevaux
galopant aux quatre vents, tirant les calèches ou diligences, que
lui, Bach, prenait pour aller examiner tel orgue ou supplier tel
prince.
Le
temps : l’infini lenteur des voyages. L’infinie indifférence
au monde, les forêts saccagées, l’air raréfié, un bunker dans
les glaces pour sauver les dernières graines vivantes. Humboldt,
Darwin, les expéditions, les bateaux coques de noix sur les grandes
mers. Les fonds des océans, les tortues marines, les baleines, les
coraux multicolores. J’entends. Variations 1, 2, 3. J’entends.
Jusqu’à 30. Des enfants jouent à chat perché. Comptez jusqu’à
trente et puis vous attrape. Trente variations. Trente chemins de
croix. J'entends. Les femmes mono-parentales de trente ans, les mois
qui s’arrêtent bien avant leur fin, les pères abandonnés, les
mercenaires de la justice, les dettes, les rides, les cheveux
blanchis trop tôt, l'arthrite aux poignets des violonistes, trente
ans et déjà des vieillards, comme en ce temps-là et aujourd’hui
aussi dans ces pays aux confins des infos télévisées, des mondes
médiatisés, Angelina Jolie et ses jumeaux ou les nouveaux-nés
crevant de faim en Éthiopie refusant les seins vides de leur mère.
J’entends.
Les
cris. D’épouvante : c’est elle, c’est elle, la sorcière,
brûlons-là, la Gorgone, coupez sa tête, va Persée, perfide rusé,
détourne le regard, mais elle m’a vu, son visage est mon visage,
miroir, ma propre vilenie dans ses yeux, nul ne peut voir ta face
Seigneur, mouroir, les hôpitaux les vieux qui y meurent, loin de
leur fauteuil-buffet-portrait de l’amour de leur vie, petit soldat
en garance, tuyauteries, morphine, protections intimes, je veux
mourir le nez dans mes salades-dahlias-tricot-marottes. J’entends.
C’est
un arbre, un sapin de la forêt dite noire, à Mittenwald avant les
camps, les luthiers, le fer rougi a gravé le matricule, sous le
manche du violon le nom du luthier, bois sombre et roux, ouïes
branchies, vieil
allemand
on dit, ce violon est un vieil
allemand,
Berlin, grisaille, bottes. Les requins tués par milliers, des
millions de spectateurs devant le même match de foot, un Sénégalais
se jette par la fenêtre plutôt que d’être expulsé de France. Ne
peux pas entendre la variation 32 sans pleurer. J’entends.
La
mer, la Toscane, les cornes de brume, l’ocre, les bleus de cobalt,
les blés mûrs. Le grain. Le grain du son, crin colophane résine,
rajoutons un peu du sang d'or séché de l’arbre sur les quatre
cordes. Cordes barrées par les pulpes des doigts, savoir savant, non
pas, à la facilité ne pas céder, nerfs, tendons, durillons, le
corps souffre et donne, la voix, je n’ai plus de voix, qui n’en
resterait sans voix ? Une valise dans le fleuve, deux bras deux
jambes une tête ; deuxième valise le tronc d’une femme.
Hissées par le chemin de halage les valises. Portrait-robot, qui a
vu l’assassin ? Des bandits par les grands bois, les chevaux
énervés, les cris, les viols, les vols. J’entends. De nouveau
trente variations. Thème variation cadence. En mineur. Et personne
ne comprend plus, ce langage-là laisse sur le bord de la page, ce
n’est cependant que sens, ressentis, paix, douceur, douleur,
indicibles, peut-être résignation, acceptation, comment dire la
musique qu'on ne peut plus faire ? Le chat endormi sous la
lampe, la plume qui gratte, la main gauche vérifie en muet les
doigtés des accords sur le manche du violon noirci, la bougie fume,
un verre de vin du Rhin, demain la brume du petit matin, les oiseaux,
uccellini,
Fra Angelico, je suis infirme, comment dire l'amour que je ne sais
plus te porter?
Eux
Madame
ma psy, avant tout mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année.
Ensuite, pardonnez-moi de vous écrire. Peut-être est-ce un acte qui
s’émancipe de la convention entre thérapeute et patient, et aussi
bien pouvez-vous décider alors de ne pas lire ce courrier, puisque
quelque part je sors du cadre supposé de ce contrat hypothétique
par cette pirouette qui me permettrait (vaine illusion) d’éluder
la définition de séance et donc son coût. Bien radine la fille ?
Non, vous pouvez facturer, cela dit sans animosité. Si vous
continuez cette lecture, je monopoliserai bien une heure de votre
temps. Cependant, je suis contrainte de mettre en suspens ma
thérapie, pour raison financière, et les enfants d’abord. Depuis
tant d'années que je traîne et lutte, tout ceci peut bien patienter
quelques semaines ou mois, je ne sais encore. Je vous remercie pour
votre professionnalisme, pour vos encouragements. Très sincèrement.
Cependant j’en suis à un point où, de dépendance en dépendance,
je m’affole de tomber sous la vôtre, qui fait certes partie du jeu
thérapeutique (transfert, etc.) mais qui néanmoins me met dans un
sentiment d’insécurité immense, car à l’encontre de mes
intuitions (reptile quand tu nous tiens !), de mon instinct
(pléonasme ou pas avec le précédent ?), de mon libre arbitre.
Je
suis trop influençable émotionnellement pour que le cérébral n’en
prenne pas un coup : car si ma raison (?!) va dans un sens et
qu’une personne relevant d’une proximité presque affective et
compréhensive, telle que vous, me pousse sur le chemin opposé, je
ne manque pas de suivre celui-ci. Par culpabilité de mon incapacité
à être moins rigide, par goût du risque aussi sans doute, par
fatigue, par manque de confiance en moi, parce que mes choix et actes
impliquent trop de personnes que j’aime. Donc je me fais violence,
je réfléchis, cherche, doute, m’égare. Et je tente le chemin.
Seulement, au détour du bois, pour l’avoir bien cherché, l’ogre
surgit : je suis pétrifiée, épouvantée, attendrie,
compatissante, incapable de fuir, et je perds encore un morceau de
cœur. Croqué. Après, je pleure, malgré le bout de cœur en moins,
parce qu’il ne faut pas croire, les larmes ne montent pas du cœur,
elles dégouttent des âmes fêlées. Cela se recolle, certes. Il
reste toujours l’éclat minuscule de porcelaine qu’on ne retrouve
pas - sous la commode, entre les lattes du parquet, qui sait ?
-, ce qui gâche la joliesse du vase qui laisse suinter l’eau mise
pour les fleurs, car bien sûr on presse cent tiges de pompons
colorés pour faire oublier la potiche fendue (« j’va
l’cœur ben pomponné »,
dit Richard Desjardins avec son bel accent canadien). Et puis on
tournera l’horrible rafistolage côté mur, quand on n’y
installera pas ad aeternam quelque bouquet bientôt poussiéreux de
fleurs séchées. Tenez, des immortelles, pourquoi pas.
Ai-je
donc le cœur sec ?
Reclus,
tout au plus. Diminué.
Donc,
vous me disiez – phoning – parlant de mon mari qui est aussi
votre patient : « il
vous aime vraiment, c’est un homme bien. »
La tortue qui loge dans mon crâne en a fait un tonneau, la voilà
sur le dos, elle crispe tout de même les pattes, le cou, la tête
pour reprendre ce qui lui reste d’esprit, bien à l’abri dans sa
carapace. Dans le charivari de Noël, la voici d’aplomb,
guillerette, un vent d’amour soufflerait donc, le printemps déjà
revenu ? De l’hibernation la voici sortie, quoiqu’hésitante,
à tendre le cou, imprudente, myope, vers le jaune flouté d’une
fleur de pissenlit sensément éclose (croit-elle, puisqu'on le lui
affirme en dépit des contraintes saisonnières) augurant des
prochaines fraises vermeilles. Soleil, herbe tendre, tiédeur,
chaleur, été, joie? Noël, sa trêve, ses lumières, paix et grâces
aux hommes (et femmes) de bonne volonté.
Je
le devais,
cœur pomponné : veillée de nuit divine dans la maison de mon
mari.
Je
venais de laisser au père de mes enfants, à mon premier mari jamais
épousé, sa paternité toute rénovée toute pimpante emporter mes
filles, tel Zeus raptant des jeunes vierges faussement indignées.
Enamourées. Je venais de re-rencontrer un homme vif, hyperactif,
mélancolique ; son humour, son pull noir à croisillons rouge
brodés aux coutures des manches, son parfum de cèdre. Nous avons
discuté, toute colère tombée, étonnés même que nous eussions pu
si longtemps être ennemis au point de recours misérables à des
mercenaires en robe noire. Nous avons disputé donc : des
filles, de livres, d’orchestres, de Bach. Des éléments poilus ou
emplumés de ma ménagerie ; de ma montagne de bouquins empilés
adossée en deux mètres de haut sur quatre mètres linéaires de
mur. De mon violon disparu. Petit-déjeuner tardif, ce dimanche matin
du départ des filles vers la Lorraine, tous les quatre, à la table
de jardin dont le fer bleu grigne sur le carrelage blanc de la
cuisine. Une vieille cafetière rouge, des miettes de biscottes, le
miel goutte entre les bols. Une famille.
À
l’heure du départ, j’aurais bien voulu qu’ils m’emmènent
avec eux.
L'ancienne
petite fille est restée, punie cagibi, à la pension du moulin bleu.
L’ancienne fiancée, l’ancienne non épousée, l’ancienne
fuyarde, la louve féroce cachant sa progéniture de son nouveau mari
devenu obscène et enragé.
Eux
partis, mes filles et le père de mes filles en allés, je suis
restée seule, avec chats, livres, arbres bruns sur fond d’écran
vert - fenêtres de mon moulin - avec le fracas de l’eau se sauvant
du regard de l’écluse. Exaltée et anéantie. Réparation faite.
Car il a fallu sans aucun doute mon départ de Lorraine, ma
disparition de Lorraine. Que je ne sois plus à proximité, avec mes
refus, la porte fermée de mon univers secret, l’affront de mon
corps intouchable, mes yeux qui savaient trop de lui : la chute,
la déchéance, les amours déçus, l’enfant nié, les
mesquineries, sa souffrance aiguë, son désespoir. La plus grande
manipulatrice c’était moi, l’emprise la mienne, mes peurs mes
rancunes désespérées et désespérantes.
Alors
je suis allée, le cœur serré, chez mon nouveau mari que j'avais
fui.
Champagne,
bougies, toasts. Une table île devant le feu ronflant, le chat
angora blanc déjà sur le promontoire de mes genoux et alentour le
silence consterné de la maison poussiéreuse, glacée, avec ses
abcès de linges-trucs-papiers-nourritures verdissant sous des
cataplasmes de fortune. Mon mari, en costume de scène, celui de
notre récent mariage, brun glacé, et ses yeux bleus cheveux blonds.
Je n’ai su que pleurer ce soir-là, sur les Noëls en Lorraine, le
sourire ravi du père de mes filles, mes crimes. En secret, laissant
mon nouveau mari se méprendre sur mes larmes, donc lui aussi victime
de mes pleurs, de ma solitude forcenée, de mon corps de pierre qu’il
tente d’enlacer, multipliant les tentatives dérisoires et
fortuites comme un océan coléreux à l’assaut d’une digue de
granit. Il faudrait que je parte, que je rentre chez moi avant de
devenir éboulis, galets, sable.
Changeant
de stratégie, il a insisté pour un verre au Pub Saint-Germain,
malgré mes protestations, mais c’était Noël, paix aux hommes (et
femmes) de bonne volonté, pouvais-je l’abandonner encore, ne lui
devais-je secours
et assistance puisque
mariage,
allais-je le laisser seul sur cette nuit que j’aurais préféré
donner à la solitude-écriture ? Celle-ci l’emporte-t-elle
sur la vie de cet homme-enfant ? Dilemme du chat ou du tableau à
sauver de l’incendie, garde-fou ou garde-mots, il ne s’agit plus
de rhétorique mais de douleur. N’est-ce pas « un
homme bien et qui vous aime vraiment ? »
On a brûlé des sorcières pour moins que ça.
Donc
Paris, la tour Eiffel déguisée en sapin géant, guirlandes
clignotantes bleues en délire à chaque heure sonnante. La
familiarité décalée de nos anciennes virées nocturnes dans la
plus belle ville du monde, à pied, en vélo, en décapotable verte.
Si peu de discussions, films, tableaux, c'est beau.
Sur
le trottoir, devant le Pub, des sans-abris reçoivent la visite des
Restos du cœur en bonnets rouges à pompons blancs. Une dame en
grande toilette talons aiguilles tombe, s’étant pris les pieds
dans les couvertures-cartons, un barbu engoncé dans ses mitaines et
un demi sac de couchage se précipite à son secours, lui offre son
gobelet fumant. Elle se détourne. Le bar est à moitié vide, la
musique trop forte, de la folk-country en surimpression sur des clips
disco-funk, à en juger les contorsions rythmées des danseuses, qui
passent en boucle sur un écran géant qui toise la salle. Mon
nouveau mari finit son verre, m’en commande un autre, le boit. Je
règle nos cocktails.
Retour
à S. Il est quatre heures du matin. Je veux rentrer chez moi, à la
pension du moulin bleu, mais mon mari pleure, il veut que je reste,
que nous partagions le même lit, dans la chambre froide, le lit
cerné par les linges-trucs-papiers-nourritures verdissant sous des
cataplasmes de fortune. Je dis non, j’en suis triste, le serre dans
mes bras, ses yeux bleus, ses petites rides en étoiles au coin aux
tempes, les tatouages sur sa peau de blond, il porte le parfum que je
lui avais offert, senteur de cade, garrigue, pierre brûlante. Je me
sens moche, dehors et dedans. Je m'enfuis.
Chez
moi. Dans mon deux pièces, les chats sur les oreillers, les arbres
noirs, Marguerite Duras et plus de mille amis serrés dans leurs
pages m’attendaient. Je les ai aimés le reste de cette nuit
divine. Paix aux femmes sans volonté.
Lundi.
Mon mari m’envoie textos 1 à 100. JTM. JTM. JTM… Comment
exorciser la sorcière ? Par les yeux bleus, la peau douce, son
amour comme dévotion. Renoncer à mes fuites, refus, d’autrefois.
À ce durcissement du cœur qui monte aux yeux et effraie. Comment
rester sourde à cet « il
vous aime vraiment, c’est un homme bien ? »
J’interroge (qu’ai-je fais à mon mari ?) mes mains, elles
aimeraient le caresser ; mon cœur, il voudrait se poser sur le
sien ; mon âme, elle voudrait se pelotonner contre son âme ;
ma tête, elle dit que j’ai assez travaillé pour aujourd’hui.
Qu’il faut faire une place au mari, qu’il ne faut pas oublier
d’être femme de temps en temps et puis vous aviez dit. Sinon le
bûcher. Alors le texto c’est moi : 25
décembre 20.. « viens pour 20 h, 4, rue du Moulin Bleu, avec
cassoulet en boîte des vacances 20.., vin, pyjama ».
Le
cassoulet arrive à 19 h 40, je sortais à peine de ma douche, je
n’avais pas fermé l’ordinateur, ni les cahiers, ni les livres.
C’était
moins triste ici. Je veux dire chez moi. À cause du sapin de Noël,
ses rubans, les confiseries à ses pieds dont une barre géante de
chocolat blanc. À cause de l’œil ciel de l’ordinateur, fenêtre
virtuelle et réelle cependant sur le monde. À cause du sourire des
chats glissant devant le fond de scène, murs aux couleurs
florentines. Deux mille voix chuchotent, inquiètes, entre les pages
bises adossées à l’ocre rose. Je mets de la musique pour ne pas
les entendre.
Mon
amour est heureux, comme oublieux de tout, nouveau-né. J’ai
consolé mon amour pour que brille le bleu de son regard paraphé du
sourcil épais et oblique (celui-là même que je reconnus tantôt en
guise de portrait sur un site de rencontres, mais : tableau noir
effacé). Nous nous aimerons en secret, nouvelle révolution, à la
barbe des juges, des familles, chacun à sa maisonnée, ses tâches,
nous marcherons encore la nuit dans Paris ou Naples pendant que
dorment nos patrons, nos enfants, nos travaux et les fatigues des
jours, je te rachèterai un violon : il dit. Nous nous aimons,
joyeux noël bonne année mon amour, mes yeux dans son bleu, mes
lèvres sur le cuivre de son épaule droite au petit ange tatoué. Le
petit matin nous cueille tout chiffonnés, à cause de la chimie de
l’amour ou des molécules qui sursoient à l’extase, bonne
journée mon cœur, à ce soir alors ? (Adieu sorcière, bonjour
fée).
Il
y eut donc un soir et il y eut un matin : premier jour.
Paix
et grâces aux hommes et aux femmes de bonne volonté.
À
l’orée du second soir, le voici cuisinier, il m’aura téléphoné
encore et encore, explorant tous les réseaux : portables, fixe
maison, e-mails, amarres lancées depuis sa barque, je sursaute aux
griffures sonores des grappins acérés, mais cela est normal
n’est-ce pas, les amoureux sont ainsi. Ne t'attarde pas tant dans
tes livres, il faut, sans appréhension, jeter le tableau noir, en
acheter un blanc et des feutres effaçables de toutes les couleurs.
À
la grille de mon château fort-moulin voici que sonne mon mari qui
s’amuse de l’immense porte automatique dont je détiens le
sésame, bouton parme du porte-clé gris, j’hésite à ouvrir, un
tout petit peu, allons ne rejoue pas la vieille sorcière noire,
puisqu’il a été dit « il
vous aime vraiment, c’est un homme bien »
par une professionnelle des âmes. Remue-ménage dans la cage
d’escalier. Mr Coudrey, mon propriétaire et gardien, sourcil
grisonnant levé, s’inquiète, prétexte d’un paquet à me
remettre, laissé là par le facteur, pour grimper à ma porte
derrière le drôle de petit bonhomme bizarre arrivé en décapotable
pétaradante. Et pour cause : superposition de pulls divers,
casquette rousse à paillettes dorées, couverture orientale sur les
épaules, les bras encombrés d’un fatras, roi mage déguisé,
presque barbu, les mains barrées de mitaines de crasse sombre, le
regard comme des gyrophares bleus d’ambulance. Je renvoie mon
gardien qui s’en retourne mi-rassuré tandis que mon mari surexcité
disperse dans mon donjon étoffes des mille et une nuits, casquette
étoilée, tajine odorant, tout un sac de copeaux argent d’aluminium
dédiés à une création sculpturale ultérieure, magnétoscope,
bouteilles de Bourgogne, champagne, fils électriques, un livre sur
Niki de Saint-Phalle, classeurs de DVD, boîtiers de CD, une sphère
emballée de papier cadeau rouge scotché à la diable, tee-shirts,
flacons d’huiles parfumées…C’est presque drôle. Dans mon
crâne de tortue, sous la carapace octogonale, un lumignon clignote.
J’envoie valser la tortue sur le parquet lisse, toupie antique et
ridicule. C’est
drôle.
Fais pas ta sérieuse, encore.
Que
dire de cette soirée ? Qu’avant de pouvoir prendre une douche
mon mari m’aura devancée, que dans la salle de bain je l’entends
farfouiller dans les tiroirs (a-t-il besoin de fards, rouges à
lèvres ?), que ses mains se sont substituées aux miennes sur
ce clavier, presque à mon insu, pourtant n’étais-je point occupée
alors à lire mes courriels ? Mais je tiens le cap, j’ironise
gentiment sur cet envahissement subi, je mets la table, il ouvre une
bouteille de Chassagne-Montrachet, m’invite à le suivre pour le
jour de l’An à un concert qu’il donne en Normandie :
désolée mon amour, j’ai promis, ailleurs. Chute de tension
momentanée dans les gyrophares, mais
tu réfléchiras ma douce.
Je crains de ne pouvoir, mon cœur. Ni vouloir. Faire la potiche qui
suit son mari, trois heures de voiture, trois heures de répétition,
trois heures de mauvais concert, ennui, un resto, l’hôtel le lit,
le peignoir ou les serviettes que tu voleras, trois heures de
voiture. (Je veux ma nuit de jour de l’An à moi toute seule, tu ne
peux pas comprendre, l’invitation de Solange c’est un prétexte,
oui, exactement, pré-texte, parce que tout ce noir du trente-et-un
décembre pour écrire, quelle impatience j'en aie ! et ça, je
ne peux pas le dire, car, sans doute, quel affront n’est-ce pas,
plutôt des mots jetés sur des feuilles blanches qu’une soirée
avec toi, alors ta rage ou ta peine, que je préfère la jouissance
d’écrire à ton sexe, mais pas seulement, à la compagnie, aux
gens, aux exclamations forcées de joie quand les douze coups de
minuit ; pré-texte, car je m’y prépare déjà,
documentations, lectures, notes, idées-thèmes-queues de phrases en
pense-bête dans le carnet brun, provisions, de bon vin tabac café
et pain, comme on prépare un voyage dangereux dont on ignore tout,
sauf l’heure d’arrivée : le 1er
janvier à midi, les enfants rentrent). Les bleus tournicoti
tournicota noircissent, accélèrent. Mon mari se sert de mon
téléphone fixe pour appeler une copine (!!??), interrompt la
Sarabande que j’avais choisie, en exhume une autre version de son
sac à dos, les
Partitas par Heifetz c’est bien mieux, dommage,
moi - chez moi - si je puis m’exprimer, c’est par Kuijken,
d’ailleurs n’est-ce point de la musique baroque que tu joues ?
Alors comment supportes-tu tout ce vibrato-mélo, les sons tenus
jusqu’au bout, lignes droites essoufflées et pompeuses, tempo de
dinosaure crevant de chaud et de soif, quoique oui, Heifetz, dans la
musique romantique ou début XXe, mais Bach, laisse-moi Sigiswald
stp, sur son violon bois-boyaux-crins, les voix s’interpellent se
rejoignent se séparent, une couleur pour chacune et… (paix
sorcière, tais-toi, de toute façon, toi, tu n’as plus de violon).
Gyrophares
bleus ralentis quoique intenses, mon nouveau mari navigue depuis mon
ordinateur portable sur le Net, sa boîte aux lettres, ses sites
préférés. La séance dure, mon œil de reptile délaisse l’article
que je m’efforçais de lire (prétexte), se prend à darder vers la
lucarne phosphorescente. Je reconnais le blog de ma fille à sa
composition de couleurs, puis voici que mon mari examine mon
historique de navigation. L’explore. Je lui claque le pc au nez, à
défaut de lui claquer la gueule.
J’ai
de ces envies-là parfois, de violence. Verbale, vulgaire. Arme des
faiblards
faiblardes. Ou compensation de la force physique qui manque, mes
petits bras certes musclés mais trop chétifs par rapport aux siens,
si lutte supposée je perdrais : trouillarde ! Est-ce qu’il
oserait encore lever la main sur toi ? Non, il se retient depuis
longtemps, du moins à ton sujet, mais si je le provoque ? Alors
à cet évitement, pourquoi ? Ma colère sans expression
physique, sans voix, quoique si, en solitude parfois, dans la voiture
cabossée, sur les routes de la Beauce. Ou pire, dans ma tête, j’ai
crié les mots orduriers, quand mon violon tu m’avais volé pour le
vendre à Dieu sait qui (enfoiré,
salaud, moi aussi je te claquerai la gueule un jour, connard, ordure,
le jour où j’écrirai sur toi sans trembler c’est que tout sera
fini, tu ne seras plus qu’un personnage, rien de plus, une ombre de
papier, et c’est t’aimer encore un peu, et ça me désole)
et j’ai honte.
Le
tajine est prêt, mangeons.
La
femme débarrasse la table, le mari ouvre les draps, la télé, remue
son fatras, va pour « Mauvais
sang » Beineix,
en ambiance de fond. Rouges vifs, noirs, bleus électriques années
quatre-vingt. Et des rais de lumière blafarde comme des coups de
couteaux. Fais-moi
une petite fille, dit-il.
C’est bien assez, à ce jour, d’enfants, mon cœur. N’en
sommes-nous donc pas qu’au soir deuxième? Tout est-il
distinct, nommé ? (J’en ai fait un de bébé, il n’a pas
voulu de nous, parti avec tout mon sang, ta rage, ne t’en
souviens-tu donc plus, mauvais sang, le mien, réel, pas comme
presser le bouton de la télé, éclair blanc/écran noir c’est
fini on oublie, on n’y pense même plus, fiction, fictif mon corps,
sans traces ? Ta gueule, arrête, t’es trop rancunière, il
était dépressif, maniaco-dépressif qu’ils disaient, ah, et moi ?
Toi rien, si tu avais été plus forte, plus toi, moins décervelée
…
(...Arrête.
Pardonne. Effacer les coups, les vols, les viols. C’était sa
manière de dire sa tristesse).
Il
ne faut plus, ce tableau noir. Il faut l'effacer. C’est Noël. Paix
aux hommes et aux femmes de bonne volonté. Regarde ses yeux, bleus
obliques noires. (Justement ils ne brillent pas pareil, pas comme au
début, quelque chose s’en absente par intermittence, gyrophares
bleus noirs bleus noirs bleus noirs).
Être
femme. Me pelotonner contre sa peau, la caresser, ma tête sur son
cœur, chatte ronronnante. Fée. Je suis fée. (File,
sorcière !)
Rééditons nos premiers mois, émois, lune de miel. Yeux bleus
cheveux blonds, ange et papillon sphinx tête de mort tatoués.
N’ayons pas peur. Aimons-nous. Enfin, nous commençâmes,
faillîmes, parce qu’après je ne sais toujours pas si cela c’est
aimer. Il suspend mes lèvres, mes mains, propose de me masser le
dos, pourquoi pas, huile parfumée sur mes épaules tendues, pourquoi
pas. Je sursaute à la matière froide et visqueuse sur ma nuque, qui
éclabousse mes cheveux. Puis les caresses de mon amant mari, à
chien, comme on pétrit la peau distendue sur les omoplates d’une
bête. Je proteste, ses mains s’adoucissent, glissent sur mes
seins, mamelles amaigries, sur mes côtes, douloureuses, plus bas,
frictionnent, chienne mouillée, frappent, cognent.
Le
moulin est-il vide ? Ou alors une voisine ? Quelqu’un ?
Y a-t ’il quelqu’un ? Le propriétaire est-il absent ?
Si je criais, m’enfuyais ? Mais les tortues ne savent pas
crier, même quand on tire violemment sur une de leurs pattes.
Paralysée brisée, les membres pendouillent, pauvre tortue à l’œil
noir et rond et humide, étonnée elle laisse sa tête s’affaisser
sur le col de sa carapace ventrale, ne peut plus se clore en sa
maison. Elle dit non, de la tête, des ongles, ses lèvres sèches
sur les coins du sourire s’affligent. Elle ne pointe plus son nez
grec vers le jaune promis des fleurs de pissenlits, d’ailleurs elle
n’a plus de nez, deux trous seulement, telles les béances des
crânes récurés de toute chair. Laisse-toi
faire dit-il.
« Il
vous aime vraiment, c’est un homme bien »
disiez-vous. Ah ! Peut-être que c'est ça qu’il faut, se
laisser faire ! Si les crapauds se transforment en prince
charmant, alors les tortues mutent certainement en femme charmante,
épouse charmante ! Paix aux femmes de bonne volonté. Après,
formules, rite, exorcisme, mon Dieu, se faire gentille, attendre que
cela passe, sinon la mort par décapitation, n’est-ce pas, je sais
bien comment on euthanasie les tortues foutues : comme on sabre
le champagne. Trop de cadavres, déjà, dans cette histoire
(d’amour ?).
Je
n’ai plus que mes yeux d’intacts, les seules ouvertures sur le
monde que je puisse protéger, de mes paupières qu’il (mon mari)
traduit voluptueuses, je n'ai plus que mes yeux en sécurité, car sa
langue à lui dans mes oreilles, ses doigts dans ma bouche, son sexe
aussi, vraiment, mes cheveux dans son poing, et sa main force ce
qu’au 18e
siècle on nommait le « fondement » et la tablette de
chocolat, mon ventre, l’entrecuisse, il mord, il bouffe, y brandit
le poing. Il m’aime, bien et vraiment. Je me déteste ouvertement,
fendue en deux jusqu’au cœur, irréparable, souillée, visqueuse :
de chocolat blanc, d’huile parfumée, de salive, de viscosités,
humiliée. Fille de rien, poupée, objet. Son poing et son sexe
jusqu’à mon cerveau, tête écrabouillée de la tortue,
fouaillent, sous les écailles, dans la chair grise et rouge :
carapace empalée. En inquiétude de plaisir car l’extase lui tarde
à cause de quelques molécules que vous lui prescriviez :
Laisse-toi
faire.
Mon dernier atome d’âme grise se réfugie dans les profondeurs de
la spirale de bigorneau que je suis devenue, car, quelle découverte,
les tortues aimées vraiment
se métamorphosent en coquillage à cloisons. Et prient. Je vous
salue, Marguerite, ouvrière des phrases, le talent est avec vous,
vous êtes femme entre toutes les femmes et vos livres, les fruits de
vos entrailles sont bénédiction. Que ne vous ai-je entendue, vous
qui écriviez : « les
hommes c’est comme s’ils avaient couché avec notre tête,
pénétré notre tête en même temps que notre corps » ?
J’implore,
un simple baiser sur mon épaule.
Il
y eut donc bien un soir et un matin. Deuxième jour. Dernier jour,
mon amour.
Au
petit matin sombre tu es parti, pour une des rares fois dans ta vie
que tu travaillais, mon corps blanc d’épouvante et de quelques
taches mauves et matières collantes fait mine de reposer avec
langueur, pour la douleur on verra plus tard, paupières celées sur
ce que mon mari pourrait lire dans mon regard, ne pas donner de bonne
raison à une éventuelle liquidation définitive, ne sais rien, n’ai
rien vu, su, senti, subi, à l’hôpital, après l’épisode du
stylo, ils m’avaient pourtant bien prévenue. Il a claqué la
porte, non sans avoir fait mes poches auparavant, j’ai compté
jusqu’à dix, me suis ruée sur la porte et donné un double tour
de clé et écouté la lourde porte du moulin se verrouiller
automatiquement. Prévenir le gardien.
Je
découvrirai plus tard, sur un CD de sauvegarde de fichiers, glissé
dans la pochette oubliée là dans mon moulin bleu par mon nouveau
mari, en compagnie de « Mauvais
sang »,
un fichier donc, intitulé « Alice » : j’ai cliqué
dessus. Real-player, mise à jour conseillée, ignorer, me prévenir
plus tard, effectuer ? Ignorer. Date de téléchargement
25/12/20.. d’après « propriétés », les afficher,
oui. Scénario (26 minutes, morte de rire, scotchée, effarée,
rassurée car renseignée, dégoûtée, stop à la 16e
minute, à vomir) de ce porno effectivement
bien suivi et
respecté (sauf le timing peut-être) au poil près, si j’ose dire,
par mon nouveau ex-mari. Encore que, aucun poil : épilation
complète pour tout le monde. Une génitalité d’adulte maquillée
d’innocence enfantine ; ou bien, par souci d’une meilleure
visibilité, puisque éclairage cru, sans invention, plans fixes,
quelques mouvements de caméra-épaule et contre-plongées,
décoration affligeante de l’appartement, couleurs marronnasses
sauf les deux toys phalliques violets (choix esthétiques
signifiants sans doute, madame ma psy?), canapé beige coussins
amovibles et déplacés en fonction des enchaînements de postures.
On devine un placard dans l’entrée. Cadeau de Noël de mon ancien
nouveau mari. Qui m’aimait vraiment
et
était un
homme bien.
Cela dit sans ironie. Son pré-texte à lui (j'ai eu droit au texte
corrigé) : deux nénettes (brunes cheveux longs) et un mec bedonnant
: flattée ou schizo démasquée, j’en vaux donc deux, ou ne
serais-je pas double, cf. mes mondes parallèles ? Je n’ai
plus cliqué sur rien. Sauf supprimer. Voulez-vous supprimer ce
fichier ? Oui. Historique de navigation. Idem. J’avais de
toute façon survécu au stylo et les yeux de la tortue ne sont pas
crevés.
J’ai
passé ensuite une nuit de Nouvel An solitaire et formidable. Paix et
grâces aux femmes de volonté.
Nota
bene : et vous me répondîtes que c'était une jolie lettre.