Version
Juillet 1991 – La Concertante
La
terre est si dure. Ocre-orange, avec de petits cailloux blancs-gris
qui crissent sous l’outil résonnant, alors il faut se baisser
encore plus ou mieux s’accroupir et gratter du bout des doigts,
extraire un à un ces chicots pointus, en faire des monticulets que
contourneront les fourmis-éclaireuses. Terre chaude d’hier encore
et sèche, poser la paume ouverte sur sa carapace d’argile, briser
celle-ci d’une simple pression de la main, tourte tiède crevée,
un fumet de pain chaud s’en échappe.
Elle
se relève à demi et le dos de sa main droite, une fois de plus,
raccompagne la gerbe des longs cheveux couleur de chêne sur la
nuque, glissement sur les reins ployés, caresse au travers du léger
vêtement de coton. Il faut que tout soit fini pour le crépuscule
[…] Se penchant –elle est restée souple et mince- elle délace
ses sandales grecques, les retire. Sur celle de droite un insecte
arlequiné de grenat […], elle le dépose à la lisière de la
fosse. […]
Version
Juillet 2008 – Station VI – Préparation du tombeau
La
terre est si dure, sèche, ocre-orange, avec de la caillasse dedans
qui crisse sous l’outil résonnant, alors il faut y aller à la
grosse pioche, y jeter tout le poids du corps, pour que le pic fende
enfin la roche crépitant des étincelles. Il lui a fallu descendre
dans ce qui est dorénavant une fosse, arracher du vide, et
s’accroupir, et gratter, oui, des doigts, extraire un à un les
chicots anguleux, les brisures blanches, dans une odeur de guerre
indienne, de silex.
Koechel
364 – Trois bémols pour toi – quatre dièses pour moi – la
boucle du six/huit – sans les tutti, pas besoin on sait –
andante
Elle
ne trie pas petits moyens et gros cailloux, et la terre à part. Elle
n’a pas étendu de bâche au sol pour tenir les bords propres. Elle
n’enlèvera rien de tout cela en quelques brouettées : au
contraire, elle devra en rapporter de cette terre mais tamisée,
désencombrée, quasi poussière par l’alternance du soleil et des
rosées (d’une pression de la paume ouverte, crever la croûte
d’argile sèche : une odeur de pain chaud). Il faut aussi la
pelle large qui bute sur les éclats de roche et en renvoie le choc
au cœur : difficiles pelletées de terre-pierre mêlées, qui
pèsent aux poignets, aux épaules. A la carcasse. Déblayer. Et
continuer. Pioche, pelle.
Elle
est en sueur, elle travaille vite, trop vite. Elle ôte arrache son
court gilet noir, elle le jette au loin -pas assez- où il coiffe des
touffes de thym dru, elle se demande si elle ne portera pas plus rien
que du noir –déjà, trop souvent – elle cesse de fossoyer. […]
Version
Juillet 2014 – Station VI
Terre
dure. Sèche. Ocre-orange avec de la caillasse grise dedans. Crisse
sous l’outil. Bêche. Pelle. Pioche. Y aller à la grosse pioche.
Affermir le corps. Se densifier. Projeter. Fendre. Faire levier. La
roche crépite silex sous le pic. Se plier, s’accroupir. A mains
nues déboîter les blocs. Extraire. Déblayer. Terre orange brisures
blanches rousses. La pelle souvent bute. Le choc écrase les
poignets. Renvoie au cœur. Une odeur de guerre rupestre.
En
sueur. Travaille trop vite. Pue. Mi-fauve, mi-savon. Veste ôtée
jetée coiffe les touffes de thym. L’air du petit matin sèche peau
nue débardeur noir. Sandales de cuir qu’elle m’avait données.
Pierres outils scorpions. Courir là, longer le cellier, dévaler
deux restanques. A l’amandier. On ne voit pas la mer, son empreinte
dans le ciel, ressac cailloux terre violentée. Dans la fosse déplier
os mains fripées. Les cals agglutinent les phalanges autour des
paumes. Évidées. Leurs mémoires d’autres bois plus précieux
écrasées. […]
Janvier
2015
J’ai
réécrit quatre fois cette scène et sa suite. Ou plus. Tout un
quart de siècle. Ces trois versions et toutes les autres :
elles me fascinent, je les déteste.
Énième, plus courte :
une femme creuse au matin quelque chose qui ressemble à une tombe. A
flanc de colline (restanque dans l’arrière-pays, comment dire le
pays sans nommer les mots de ce pays, sans ce qui fait « terroir » ?
Niais? Pourtant les cistes sont des cistes, et les punaises noires et
rouges des gendarmes…).
La
suite ? La sœur se meurt près d’un port, les Parents
attendent que tout cela finisse. Elle, qui creuse, un souvenir la
saisit alors, elle se déchausse et abandonne son terrassement, elle
détale en pleurs pieds nus, dans sa maisonnette se lave les mains le
visage, ouvre l’étui d’un violon-alto sur un tapis comme un
jardin (en fonds sonore, Mozart, andante de la Concertante).
Autrement :
Je creuse, quelque part dans l’arrière-pays. Ma sœur moribonde
dans une chambre près du port. A proximité d’elle les Parents
immobiles attendent que tout cela finisse. Puis une anamnèse
mortuaire (plusieurs versions). Mes pleurs. Interrompre le
terrassement. Se déchausser. S’élancer pieds nus vers la maison.
Se laver les mains le visage. Ouvrir l’étui de violon. La
Concertante pour violon, alto et orchestre. Mozart.
Tout
autour, dans toutes les versions : de la chair de mots inutiles.
Les souvenirs convoqués emmènent, pour finir, devant l’alto. La
Concertante en trame sonore. C’est ce que j’ai écrit et
c’est mensonge. Je n’aime pas la Concertante.
Le
début, le creusement : cette scène comme une idée fixe, un
fantasme. Creuser dans l’urgence à flanc de colline pierreuse une
tombe. Production de mon imagination à partir d’expériences
réelles : les étés à terrasser pour le Père. Et les tombes
pour les animaux domestiques dans des sols pierreux.
La
maison-cabanon, l’amandier, la restanque : le rêve de se
poser un jour au pays, un lieu à soi, un endroit pour rassembler
les morts.
L’attente.
Les
sandales en cuir lacées : impossible de les supprimer ces
tropéziennes données par Véronique.
Ma
sœur, dans une chambre près de la mort.
Plus
court alors, sec jusqu’à l’os, sans le pays la terre la mer les
bêtes la jeunesse ; sans quelque chose de bleu, quelque chose
d’ancien, quelque chose de neuf, quelque chose de prêté :
elle creuse. Elle attend. Elle court. Elle pleure.
Via
Dolorosa Station VI : Véronique essuie de son voile Son Visage.
En impression sur le tissu, la Vraie Image, Vera Icona restée sur le
Volto Santo. Que, de siècles en siècles elle présente de face, son
visage près du Sien.
Véronique,
herbe-aux-lépreux, petites fleurs bleues quatre pétales en croix.
Nous regardent au bout des deux étamines leurs anthères : Ses
Yeux.
Veronica,
passe de cape présentée au taureau de face, à deux mains, jambes
très écartées en compas du torero (catogan, boléro de velours,
taille prise).
Volto
santo di Lucca, au pays de notre grand-mère je L’ai vu, en
aurais-tu souri sœurette, sous Sa Face barbue la tunique de bois et
sur Ses hanches une jupe longue de velours bleu et or, manchettes
aux poignets transpercés idem, pieds cloués chaussés idem, tel un
saint travesti ou une sainte barbue, en apesanteur : fortitudo.
C’est
une femme qui prépare une fosse, un tombeau dans un jardin. Mas,
Haute-Provence. Pour enterrer quelqu’un, sa sœur, un dernier
rendez-vous. Ou alors, elle creuse un abreuvoir pour les oiseaux,
ouvrage commencé depuis longtemps et jamais fini. Comme un
passe-temps. Un prétexte. Attendre la venue de quelqu’un. Sa
sœur. C’est un rendez-vous pris il y a longtemps. Dans un autre
jardin, même pas, dans le creux d’un vieux laurier rose habité
par des fourmis et des gendarmes. Ou sous l’amandier devant la
tombe minuscule d’une bête. Quand on sera grande on habitera
ensemble dans un mas, on aura plein d’animaux, on jouera la
Concertante. Elles ne se voient plus. Elles ont disparu l’une
de l’autre. Elles enterrent chacune de leur côté des chiens, des
chats, des oiseaux. Elles ont été accidentées. Quand elles se
souviennent sœurs, c’est presque trop tard. Le violon est cassé.
L’alto muet. C’est un grand vide. Ou un grand trop plein. L’une
l’aura rempli de breuvages mortels, l’autre d’encre noire.
Entre elles deux, Eux, les Parents. Elles ne savent pas encore que
même si elles se sont enfuies elles restent Leurs prisonnières.
Scène
- la préparation d’une tombe
Un rendez-vous - sans cesse reporté
- fantasmé
- pris dans l’enfance
Musique -
La Concertante (vl + alto = âmes sœurs)
Pièce (lieu) - le
jardin, la restanque, le laurier rose, l’amandier
Narration-trajet
- une pièce près du portla colline
- creuser la terre
(va-et-vient des outils)
-courir vers une maison
Point fixe - les
Parents attendent près du port que tout cela finisse. Vaincus,
furieux. Les sœurs leur ont échappé.
Image/photo -
le petit marquis.
Avant
d’écrire, en écrivant : creuser la ferveur. La fureur.
Période
latente de l’attente.
Elle
creuse (attend).
Petit
marquis, marquisat, province frontière d’un état. Marche. Endroit
où poser le pied. Marquer. Bord. Margelle. Marginer. Marginal.
Concerter.
Projeter de concert. Avec une ou plusieurs personnes. Combiner,
préméditer, organiser, préparer. Décider après concertation.
Tenir sa partie dans un concert. Concert : ensemble harmonieux.
Ensemble de bruits de sons simultanés. De certus : fixé,
sûr. Certes. Choix, évaluation, décision.
Illogique :
elle attend sa venue, ce qu’il en restera : son corps. La
mort, l’attente, les deux points (du port, de la colline). Le
trajet n’existe que dans les outils, les instruments ne joueront
pas (exit la métaphore du duo parfait). Elle attend illogique. A
cause de la promesse intenable. Elle creuse en attendant, ce sera un
abreuvoir pour les oiseaux avec une margelle, une parenthèse. Elle
est au bord. Elle quitte ce bord en courant et en larmes.
La
sœur avait dit ça : « je vis ma misère » (je suis
presque morte).
Le
marchandage illogique : La Concertante ou la mort.
Je
porte ma sœur ancienne en moi.
La
Concertante comme un acouphène.
Une
femme qui creuse (une fosse ? un abreuvoir ?) sur une
colline (j’ai écrit et réécris cette scène). La scène où je
creuse, avec la tentation de me coucher dans la fosse (la terre
rouge, les débris de roche grise, les racines, les insectes), où
j’attends ma sœur, pour l’enterrer aussi, la sœur qui vient
de/va mourir dans la chambre sur le port, les Parents attendent et
Ils ne me diront rien.
L’attente,
la raison de l’attente changent au fil des versions (du temps) :
- l’attente de vivre
ensemble dans un mas avec les animaux (un lieu pour les enterrer)
- l’attente pour se
retrouver et jouer la Concertante
- l’attente
(renonciation) de l’annonce de sa mort et la fosse alors pour lui
donner une sépulture « libre »
- l’attente d’une
fin : de la fin de l’attente ?
Une
résolution : jouer la Concertante deux fois, jouer
seule chacune des parties. Ça ne tient pas : comment tenir un
manche de violon dans sa paume tout de suite après l’épreuve
mutilante de la pioche ?
Essuyer
les cordes la table la touche avec un voile de soie : poussière
de colophane, sueur.
Creuser :
impasse, mauvaise voie, enterrer les animaux, enterrer la sœur,
s’enterrer.
Les
Parents attendent (leurs proies) : la sœur barbue pas encore
morte (puisque « elle vit sa misère ») ; l’autre
s’est échappée : On reste à l’affût.
Concertante,
Koechel 364 : la partie d’alto se joue un ½ ton d’accord
au-dessus (accorba un mezzo tono più alto).
Violon
et orchestre : Mi b Majeur ; partie d’alto écrite en Ré
Majeur sur instrument accordé un ½ ton plus haut : permet
d’utiliser plus souvent les cordes à vide => sonorité plus
brillante (du son voilé de l’alto hausser le ton).
Allegro
maestoso Mi b Maj
Andante
Do mineur
Presto
Mi b Maj
A
partir d’un certain âge : on évitait le moindre contact
tactile. Dix ans ? Avant oui. La charnière : la scène de
la chambre//Mère.
Un
rendez-vous : plus tard au mas.
L’alcoolisme.
Les
animaux.
L’attente.
La
solitude.
Est-ce
que l’homosexualité//sœurs ?
On
va manquer ce rendez-vous.
L’alcoolisme :
le comportement alcoolique => une solution à un problème
dramatique qui aurait émergé à la faveur d’une histoire
singulière.
Addiction :
contrainte par corps infligée à des débiteurs qui ne parviennent
pas à honorer autrement leurs créances.
S’adonner
à : s’appliquer habituellement à.
Assuétude :
accoutumance de l’organisme aux modifications du milieu,
accoutumance à une substance toxique.
Toxicomanie :
intoxication engendrée par des prises répétées de substances
toxiques créant un état de dépendance psychique et physique à
l’égard de ses effets.
Dépendance :
enchaînement, liaison, solidarité, asservissement,
assujettissement, soumission, sujétion.
Suicide.
Ciseaux.
Sui
(soi)
-cide.
Couper tailler fendre.
Suicide :
couper sa propre vie, se détruire, se nuire, causer volontairement
sa propre mort pour échapper à une situation psychologique
intolérable.
« Je
vis ma misère ».
Mansuétude :
main + sœur. Disposition à pardonner généreusement.
Les
Parents attendent : d’abord dans la pièce, au seuil de la
chambre où meurt (où gît ?) Véronique ; plus tard,
quelques versions plus tard, repoussés dans la rue au bas de son
minuscule appartement. L’Audi Bleue sombre rangée le long du
trottoir, la vitre gauche abaissée, l’avant-bras brun et poilu du
Père, Sa montre, Sa chevalière en or qui un jour a enfoncé ma
cloison nasale. A droite, la Mère, on devine Son bras gauche étendu
comme embrassant le dos du siège conducteur d’un bras flasque et
nerveux à la fois, contre l’appui-tête Ses cheveux roux délavés,
ce n’est pas symétrique, pas dans l’alignement la perspective,
c’est qu’Elle plie la nuque vers la droite contre la portière,
disloquée, et je L’entends d’ici, Jean-Marie Jean-Marie. Les
Parents qui attendent, à l’affût. Ce n’est pas Véronique,
c’est de son corps qu’Ils entendent disposer, déposer, son
corps. Sa misère en appât :
Celle-ci
ne meurt toujours pas, sa sœur n’apparaît pas.
Accoutumance
= assuétude = addiction.
Accoutumer
(habitude) = insensibilisation.
De
scuescere = s’habituer.
Scuescere
=> de suer => de soer =>de sorur =>
de sœur.
Scue
=> son
sien
soi
sui-
Désuet,
désuétude => désaccoutumance.
Mansuétude,
docilité animale domestique.
Scuescere
=> coutume
=> costume.
L’alcoolisme :
s’accoutumer à l’alcool pour s’insensibiliser à la douleur de
la désaccoutumance => de la sœur
=> du
costume de petit marquis
Coutume
d’enterrer les petits animaux => s’habituer à la mort
=>honorer
la docilité animale
=> coutume des sœurs (leurs singuliers rituels).
Sœurs.
Sororité imposée. Par habitude. Par absence des autres.
S’habituer
à être sœurs ensemble. S’insensibiliser à la douleur de
l’absence d’une relation possible avec quelqu’un d’autre.
S’accoutumer à être sœurs.
Mansuétude.
Docilité animale, domestique, de moi pour elle.
S’accoutumer.
Assuétude, addiction. Ne pas pouvoir se passer de cette sororité-là
(insensibilisée, docile). Malgré sa toxicité.
Creuser.
Ouvrir la terre. Attendre des mots.
Coutume.
Sœurs par coutume (marquant la particularité, la coutume d’un
peuple). (Peuple ! Parents, à Eux deux, une secte).
Le
costume du petit marquis fixe l’image (l’état).
La
coutume devient désuète par désaccoutumance.
Ne
plus s’adonner.
Coupe
le soi.
S’accoutumer
à l’alcool pour s’insensibiliser à la douleur d’un problème
domestique (-cide : coupe, taille, fend en deux le soi
la sororité) qui aurait émergé à la faveur d’une histoire
singulière. Quelle histoire ? L’impossibilité de la
communion sexuelle ? L’asexualité à cause de la sororité ?
Ne nommes-tu pas, ma sœur, tes supposées amantes du seul vocable de
« la personne » ? Jamais leurs prénoms, toujours
« la personne ». Asexuée.
Les
Parents attendent en bas de l’immeuble. Furieux. Vaincus. La
première sœur leur a échappé en choisissant une (prétendue ?)
homosexualité (asexuée ?), s’habille et se conduit en garçon
(barbue). Elle Les regarde en face, Leur présente sa cape rouge, sa
face barbue, elle est devenue l’Autre. L’Autre repoussant,
repoussé par la secte des Parents, jailli du propre fonctionnement
de celle-ci. Mais en devenant l’Autre, elle a éloigné, fait fuir
sa sœur. Celle-ci épouvantée par : le renvoi à la secte ?
La scène Mère/fille aînée ? La barbe ?
Creuser.
Station
VI : suite tronquée inachevée provisoire de ce jour, 22 avril
2015
[…]
Dix ans en arrière, elle aurait sangloté. Vingt, elle aurait hurlé,
comme à l’orée d’une chute dans un précipice dont on ne sait
la profondeur ni le temps ni l’effort nécessaire pour s’en
extirper. Là, au mitant passé, elle a de ces larmes impromptues qui
jaillissent de ses yeux rivés aux actes -faire, défaire-, ou ces
hululements graves et saccadés qui la prennent au dépourvu, quand
le cœur comme une pierre grosse elle doit cacher dans la pliure du
coude relevé son visage plissé par les sanglots.
Elle
voulait faire un bassin, un abreuvoir pour les oiseaux et les bêtes.
Le forage n’est pas si éloignée qu’il n’eut été impossible
de tirer une canalisation. Un bassin rectangle avec une margelle et
trois pierres plates en escalier pour y descendre, des nénuphars et
des poissons aux voilures tachetées qui auraient baisés le bout de
ses doigts affleurant à leur ciel liquide. Elle y travaille depuis
longtemps, soigne à l’entour les ombres et les odorants, un
romarin, des cistes, des géraniums vivaces, elle n’avait pas voulu
d’un if, lui avait préféré un amandier. Dix ans durant, au
moins.
Dans
de grands paniers, au cellier, elle garde des brassées de lavande,
des pignes, des foins blancs, de grandes gerbes d’anis. Des plumes
de pies et de geais, des galets de la mer, des pétales noircis de
coquelicots dans des pots de verre. Dans une chambre close, là-haut,
des poupées, des peluches, des boîtes en fer et en carton, des
livres d’enfant, des parures de jeunes filles, des cadres avec
dedans une paire de bébés de petites filles de jeunes femmes
souriantes.
Elle se redresse,
tenant toujours l’outil, surveille la route qui monte au mas. Le
pays ensommeillé remue, dormeur dont les épaules roulent de temps à
autre, libérant des résonances lointaines, échos d’un village
qu’on ne voie pas, en bas, au coude de la rivière. Bruits et sons
arrivent tard, si tard, avec ce décalage causé par la paresse de
l’air, une distanciation antique et païenne.
Elle
lâche l’outil, se prosterne, délace ses sandales. Vieilles
tropéziennes faites chacune d’une seule lanière de cuir qui,
perçant la semelle plate, prend le gros orteil dans une boucle puis
enlace le pied en plusieurs circonvolutions jusque haut sur la
cheville. Là se lient les deux extrêmes par un piton de cuivre.
Presque la même pointure. Elle les lui avait données. Elles ont
presque les mêmes mains aussi, presque, et le même profil, un nez
un peu grand, droit. Étrusque, dit-on, mais les gens disent et ne
savent pas. Ne savent rien. Du bassin devenant fosse. Des fosses, des
tombeaux, creusés avec des canifs, des bouts de bois, des tessons de
tuiles cassées, des serfouettes ; soleil, mistral, orages,
l’argile collante ou sèche, les cailloux glanés, les monticulets,
les totems aussi hauts que possible qui, avec les mois,
s’effondraient sur eux-mêmes, rapetissaient, retournaient à
l’ocre, aux graminées. Trous dans terre, petits, grands, ronds,
triangles, suivant qui dormirait là, chien piteux ou hamster
reboulé, suivant comment ils avaient péri et s’étaient raidis,
avec ou sans théâtralité, la plume le poil l’œil ternis,
suivant ce qui composait leurs linceuls, chutes de soie, étoupe de
coton, herbes sèches ou vives, et sans même une croix grossière,
on ne savait pas pour les croix. Une pierre, un bâton dressé. Pas
de cérémonie, pas de longueurs puériles. L’enfouissement à lui
seul. Ne pas savoir quoi faire de la mort. Sans réelle explication,
abrupte comme le passage difficile d’un concerto trop répété.
Rien que les empreintes ineffaçables des corps autrefois vivants des
ensevelis -douceur, densité, pelages et plumages- gravée dans les
paumes en calice, à leur exacte contenance. Comme jouer du violon,
le son en creux dans les mains. Son âme plantée dans la clavicule.
Bois os contre chair.
Elle
reprend en mains la pioche, redescend nus pieds dans la fosse.
Là-bas, derrière la montagne, dans la ville au bord de la mer, une
rue et à l’étage un deux pièces chaulé, en bas dans la vieille
Audi bleue Ils sont assis, Ils attendent, les yeux impatients, que
cela finisse. La fenêtre, certes, est ouverte sur les volets
mi-clos, le marché dont la rumeur Les irrite et les odeurs trop
intenses, et puis la mer saumâtre et huileuse dans le port. Elle
creuse. Ses yeux coulent. Elle arrache du vide à la terre, promesse
à tenir, je viendrais plus tard disais-tu, quand de ma personne je
pourrai te parler positivement, quand je serai plus sereine, quand je
serai redevenue reine, et je prendrai l’autobus jusqu’au mas. On
se racontera, l’une l’autre, cigarettes braisonnantes, installées
sur le tapis rouge à dessins de jardins et d’oiseaux, flammèches
des bougies, cendrier carré, on ne se touchera pas, on s’endormira
au milieu d’une phrase reprise au réveil, à pas d’heure, nos
mains s’effleureront par accident. Nous ne nous étreindrons
jamais.
La
Mère l’avait interdit. Les avait séparées, parce que, avait-Elle
sifflé tordant le nez, tout de même, un peu vicieuses sûrement,
surprises dans le même lit à lire, à chuchoter, et le Père mis au
courant, bouche pincée sous la moustache, avait cloisonné le
grenier en deux, une fenêtre chacune, une table, un lit, et des
tours de garde sur le palier. Mais c’était trop tard, de concert
le serment échangé, sans croix de bois de fer, quand nous serons
grandes nous habiterons ensemble, une maison de pierre, nous aurons
plein d’animaux et un vrai cimetière pour eux et pour nous, tu
voudrais quoi, des pétales de coquelicots et des plumes de geais,
moi des gerbes d’anis, et des galets de la mer, et des pignes, et
avant on aura joué, sur scène le duo, la Concertante.
Ceci expliquant cela ne dirais-tu pas, suis-je seule à faire le lien
certains soirs, un verre à la main : l’une devenue gouine
pour de vrai, comme dit élégamment le pater, l’autre devenue
fille-mère, c’est à hurler de rire, ressers-moi donc de ce petit
rosé. Et rendez-vous une fois l’an, pour répéter. Une fois l’an,
non, tous les dix ans plutôt, comment vas-tu, comment es-tu ?
Quelques fosses à creuser, nos morts enterrés, accidentées, se
cachant l’une de l’autre comme des bêtes qui savent, de par
leurs chairs qui se glacent et raidissent, qu’il est bientôt
temps. Analphabètes.
Rappelle-toi,
petite sœur. Celle qui a fait volte-face et celle qui s’est
enfuie, les clôtures déplacées emportées avec elles, greniers,
escaliers et leurs paliers, inversion de genre ou mère sans,
médusées, barbue ou pétrifiée, hommasse ou putasse, pipe de
bruyère ou rouge à lèvres, sans racheter jamais le suint. Symétrie
insoupçonnable. Vois, petite sœur. L’une comme l’autre, et
vice-versa. Ce n’est pas un alto jeté par notre mère entre mes
mains qui te porteras assistance, ce n’est pas de cette mélancolie
-ma clôture mon écharde- que j’apprends à fuir. Je n’ai pas de
voix, rien que des sons comme des hululements, des pleurs antiques,
je ne sais que la forme des gestes, pas le rythme des mélodies
longues, je triche, je prends des trains qui m’emportent loin,
jamais assez loin d’Eux, je me terre, je n’ai pas de musique dans
les veines, rien qu’une encre noire et la peur crisse mes os. J’ai
fui alors que tu Les a défiés de tes yeux noirs moqueurs, agitant
sous leurs nez une figure rouge d’excès en tous genres, sans
donner d’estocade finale ; j’ai fui je me suis close alors
que tu restais et cisaillais en ricanant devant Eux tes tresses
d’indienne, brûlais tes robes, contrainte par corps parental à
honorer ta dette de petit prodige du violon, tu as plutôt tailladé
tes veines avec d’autres toxiques, métamorphosée en crapaude
désenchantée et ventrue n’attendant que de la seule ivresse, tu
te serais laisser pousser une barbe si tu avais pu, hurlant au
téléphone la nuit des insanités, refusant ensuite de me répondre
de me voir des mois des années, et moi m’en fâchant, te vouant
d’un revers de la main au diable à la tragi-comédie, toi ma sœur
qui cette nuit au téléphone, non pas faite comme une grive, pas
cette nuit-ci, parce que, sanglotais-tu en plein delirium,
répétais-tu avec une voix de vielle à roue : « je vis ma
misère, je vis ma misère, je vis ma misère ».
Et
j’ai pensé aux photos mises en scène par la Mère, à cette
image vraie, vera icona, toi en marquis de velours turquoise et
culotte longue à dentelles, bas blancs plissés et souliers noirs
vernis à boucle, devant la tonnelle, on voit à droite le seuil de
la maison la porte bleue. Tu as sept ans et un quart de violon et un
archet entre les bras, tes longs cheveux réunis en catogan ruban de
velours de guingois, mèches de côtés en trois rouleaux défaits,
tu ne souris pas, tu portes déjà ce profil douloureux et musical,
redresse-toi pose l’archet comme si, Elle siffle la Mère. Puis sur
la scène de l’Opéra de Toulon, comment es-tu arrivée là? à
deux pas du port un soir j’ai vu, toi marquis miniature dans le
rond blanc de lumière, salle noire, ton petit violon presque
inaudible ou alors le cœur me cognait bien trop fort, et j’ai vu
aussi une ballerine blonde en tutu bandeau plumes blanches qui
battait des bras autour de toi, cygne miniature gracieux et ses
pointes sonores comme les sabots d’un ânon, et toi imperturbable
« faaaaaa mi do, miiiiii ré sol, laaaaa si doooo », et
je me dis qu’avant la promesse sous le laurier rose il y avait eu
aussi ceci : un marquis figé, un quadrillage serré et tu étais
déjà dans la marge.
Elle
ne creuse plus, elle jette l’outil des deux mains sur la terre
ferme, elle détale de la fosse éboulis pierres plates deux bonds,
saisit en passant par leurs lanières de cuir les sandales et cours,
les bois des thyms et le silex des pierres sous ses pieds nus
insensibles.
Ils
ne lui diront rien, ni l’heure ni la date, ni la vérité.
Le
soleil de dix heures dans le salon aux tommettes et les bulles d’air
forcloses dans la verrière pétillent, balcon sur le Mont sa pinède
ses pierriers. Dans la salle de bain faïencée de bleu elle a passé
mains visage sous l’eau froide puis contre le coton rêche de la
serviette de bain, elle rejoint le tapis comme un jardin que ses
pieds poudrent d’ocres, elle tire l’étui de sous le canapé, en
fait claquer la serrure. Elle ne déplie pas le voile. Elle regarde.
Elle attend.