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Station VIII

Et toi, depuis le caveau définitif, tu nous dis de ne pas pleurer sur toi, à nous, les femmes que tu aimes le plus, les plus proches, nous qui sommes trois : Maria ta propre mère, Giulietta ta sœur, et puis peut-être moi. Ne pas pleurer sur toi alors que, le cœur à vif encore des terreurs des trajets des attentes, de tout ceci je fus nécessiteuse pour comprendre enfin et, justement, pleurer sur toi. Sur nous. Ou sur moi.
Et alors j’entends ton rire, un rire mélancolique, non, c’est trop français, un rire scénique qui me rappelle une voix, un métal, la mer, une terre : ton rire.
Il a été trop tard - cette lamentation d’avoir trop traîné- trop tard pour nous consoler l’un l’autre, et nous demeurerons comme des aimantés séparés par la citerne d’eau huileuse de ta mort, par un caveau, récipiendaire de ta mort ultime, trop tard pour que l’un ou l’autre ne se soit osé à une déclaration (d’amour, ou bien aurais-je aimé seule ?).
Ne pleurez pas sur moi, dis-tu, tu ne souhaitais ni le chagrin ni l’effondrement, à personne, sei tu forse un uom ? J’entends ton rire, le rire triste d’un homme qui se reprend. Ou se déprend.
Et parvenue à cette huitième station je ne puis qu’interroger une dernière fois les images de la petite fille puisque depuis, au caveau familial ceux que j’aimais sans le savoir, Maria et Giulietta et toi, René-Pascal, interroger les images et les souvenirs de la petite fille devenue cette jeune femme qui, des milliers de kilomètres et d’années plus tard venait de loin en loin, obstinée, vous visiter, à l’insu d’Eux qui me filaient comme d’une poseuse de bombes. Farvi visita. Avec une enfant à chaque main, une joie un rire à chaque main, nous étions aussi trois. Que je n’aie jamais à pleurer sur mes enfants.
Devant votre commun tombeau, sans plus jamais de réponses possibles à mes questions, de celles que je n’ai osé poser pour n’avoir osé aimer, je relie la position pétrifiée de la petite fille à la quête hypnotique de la jeune femme, à ses impulsions, sa complaisance à rester dans cette quête. Station après station. Je relie, j’écris. A la jonction, quelque chose d’une intime conviction (qui ne libère pas de la culpa) ou d’une folie (lecture en faux, faux en ligature). Ou de la justesse d’un son tiré à un comma prés, qui apaise les sens. Comme d’un air perdu retrouvé à l’orée d’un mot, tel celui que nous cherchions un été - la nuit encrait la mer - un air, un drame avec un rire. Ridi.
Mais l’heure tournait ce soir de juillet, dans l’appartement perché au Monts des Oiseaux, dénomination quasi biblique pour une barre d’H.L.M. face à la rade. Nous savions cette visite courte, une enfant une joie à ta gauche à ta droite autour de la table ovale réclamaient que tu chantes encore, oui, tu te souvenais, La Traviata peut-être ou La Tosca, mais tu avais sur le bout des lèvres cet air célèbre, Caruso et bien d’autres l’avaient chanté, une histoire tragique qui s’est passée pour de vrai, là-bas, lui qui l’aime et qui la tue, et Giulietta trottinait, les crèmes glacées puis les cavallucci avec le café noir serré. Le temps imparti s’achèverait avec l’immobilisation des plis de la nuit sur la rade, avec lui l’illusion d’un semblant de sécurité, bien trop tard pour qu’Eux survinssent ici, au Mont des Oiseaux, 8e étage, mais au petit matin Ils pourraient.
A minuit donc, repartir. Laisser sur la chaise paillée de la cuisine Giulietta et sa douceur assises les mains jointes sur les cuisses, fugire, l’amande laiteuse des dolce encore sur nos lèvres, l’air –Ridi, ridi- cherchait encore son chemin par devers nous dans le dévalement de l’escalier. Tu nous escortais, nous franchissions le hall de l’immeuble comme d’un sas, la voiture garée devant, mon cœur intranquille et ton rire triste. La grosse montre lestait ton poignet brun, deux bises rapides, et si nous nous étreignions, tes bras tes épaules sèches l’odeur de blanc de ton polo, et mon visage dans ton cou plissé de tant de soleil, tes os contre mes os, ta chair contre ma chair, si nous nous étreignions ce n’est que dans ce rêve récurrent qui console mes chagrins nuitamment, lors tu répètes, en caressant mes cheveux dénoués sur ma colonne vertébrale : ne pleure pas, ne pleurons pas sur nous-mêmes.
Et il n’avait pas fallu plus d’une éternité ou deux après cette soirée dans l’appartement perché au-dessus de la mer pour que j’entendisse l’air que tu cherchais. Dans une nuit lourde et lointaine, donnée au hasard, miette dispersée par les oiseaux, comme si te retrouver ne se puisse qu’à l’insu de ta présence et sur la terre originelle. Au pied d’un de ces escaliers monumentaux comme seuls peuvent l’être, là-bas, ceux des églises et des maisons du peuple, un homme chantait.
Sous le velours rapiécé de la nuit les sons tapis dans les violons filaient et rabattaient les sens acculés, les nerfs à vif, aux marches de marbre, dos à la porte verrouillée. Une assistance en demi-cercle, de vieilles personnes assises les mains posées sur les cuisses, graves et douces et stupéfaites : c’est une mise à mort gardée par une forêt d’archets. Le ténor col dénudé, en bras de chemise blanche, désorienté, fait face. Je reste assise avec les vieilles personnes revenues de tout, leurs anciens chagrins posés sur leurs genoux, mais ma main gauche va et couvre ma bouche, tout le temps de l’aria, soit cinq minutes neuf secondes. Ma posture muette s’affronte à la sidération de cet homme, de sa voix projetée avec une force colossale depuis un torse rond qui ne peut éviter les traits des violons perfides ; de son masque grec, tragique, sourcils épais tombants, lèvres distendues en une bouche béante aux coins affaissés, grimace de pleurs que, à bord de gorge, les injonctions, ridi, ridi, repoussent : posture magnifiée magnifique, la gente applaudira. Va, Pagliaccio, va, transforme en bonne blague les spasmes et les larmes. L’humiliation, la perte, la trahison, les regrets et les remords, l’amour, l’abandon s’agrègent en métal, fracassent cœur et viscères. Ses mains potelées couvrent son front, glissent aux tempes aux joues, entre les paumes, bouche toujours béante, amore infranto, brisé. Un dernier sursaut de rire -ridi del duol, ah, ris de ta douleur- infracté en sanglots énormes, et le colosse pleure, cache sa face sous ses doigts potelés, délaie la mer de larmes grasses de sel, de sueur brillante sous la céruse de la nuit.
Exact miroir de ton escorte fébrile, joyeuse, et triste, et implorante.
La musique dépèce. Le sang se retire de la figure, la peau écorchée par ma main gauche presse sur ma bouche ce qui s’est condensé au cœur. Mon corps malséant contre le dossier d’une méchante chaise, ma chair mes os devenus pièces pesantes au fil de la musique, vesti la giubba, mets donc la veste ou le polo blanc, en rire les pleurs, et ta mine enfarinée amusera qui ? Badine et ris, Pagliaccio, grimace tragique, pleure comique, ridi del duol : n’as-tu point pensé à la mienne ?
Je t’entends encore, ta voix un métal, une terre, la mer, chantonnant après cet air enseveli. Et j’aurai voulu ne pas perdre plus tard l’usage de ma jambe gauche tandis que le même après-midi on te dépeçait de la tienne gangrénée jusqu’au genou, et moi alors claudiquant et toi gisant amputé dès lors au caveau, j’aurai voulu que tu promettes avant le final à chacune de mes enfants à ta droite à ta gauche, oui, à chacune : la chanson de Pagliaccio, pour la prochaine fois, oui, mes petites-filles.
Mais tu n’as rien dit de tel. Mais plutôt : je ne m’en souviens plus, l’air m’échappe, comment est-ce déjà, un air avec un rire. Triste et métallique, tu passes une main sur ta face, la grosse montre cliquète à ton poignet, tu ne pleureras pas. Tu te penches vers les petites joies, à ta gauche à ta droite. Ni sur moi ni sur toi, ni sur tes enfants, tu ris in petto, je le vois bien à tes yeux, aux rides du front réalignées. Tu poses les poings fermés de part et d’autre du couvert, avec politesse, à même la nappe blanche, les sourcils levés tu les surveilles ces mains, les lèvres ouvertes comme pour dire quelque chose qui te viendrais soudain et je reste suspendue, nos regards nos béatitudes se frôlent, tu te ressaisis, tu tends le bras menotté par la montre, paume grande ouverte, tu désignes à travers murs, aciers, cartonnages, polystyrènes les glaces celées au frigidaire avec une emphase comique. E la gente applaudira. Ce qu’elles ont fait, les petites.
Plus tard, dès lors que tu fus gisant au caveau, tu répèteras : ne pleurons pas. Que personne ne pleure plus de temps qu’un aria. Une douleur et un air à hisser sur la scène, dramma in musica.
Io sono Pagliaccio.
E io sono tu figlia e no ho cessato mai di piangere.
Je dois bien te le dire, le jour est venu. Si ma vie eut été douce, la peau lissée par chaleur et amour, les boursouflures et éruptions n’auraient été que petits maux soignés par les mains des père et mère. Mais ce ne fût pas le cas. Leurs mains ont frappé et saisi, peau du cou peau des fesses pour jeter au coin, j’ai rampé sous le lit à renifler mon sexe et le pus des plaies.
Si tu m’avais sauvée, je n’aurais pas eu à chercher.
Sous le lit, je t’ai lu. J’ai dévoré des livres pour te trouver. Mermoz survole les dangers liquides, les montagnes et les collines avalent les derniers héros sacrifiés qui ne reviennent jamais. Vous ne sauviez personne. J’ai croupi au bagne, en prison, dans une tour, la peau couturée et vieille. Mon cœur a bondi, ballerine peut-être, et encore bien peu souple, pas eu le temps de savoir, jetée au feu avec le soldat de plomb. Je n’ai sauvée personne. Ni le lion de Kessel, ni le loup, ni le rouge-gorge Tipiti. Dramma sine musica. Mon théâtre était de morts. En compagnie de la fille d’un baron assassin et parvenu, j’ai cisaillé ma chevelure et, déguisées en hommes, nous avons fait le mur un soir de gala. Je ne sais pas la suite : les pages étaient arrachées. Nous avons improvisé. La fuite, longtemps, talonnées épouvantées par le baronnet en rage de secret. La veille, l’insomnie, la vigilance. Ceci, avec la peur, sèche les larmes. Nous n’avons pas pleuré alors, ni même ri. J’ai perdu la page. Ne sais pas ce qui est advenu de la fille du baron. J’aurai pu en vivre encore les pages. Elle se sera secouée de l’anormalité du chagrin, de l’inespérance des héros sacrifiés. Ou bien elle ne lit plus que des livres graves. On ne la voit pas, personne ne la reconnaît pas. Peut-être qu’elle pleure en dedans. Sur ses enfants, sur un gisant unijambiste dans un cercueil de plomb. Si tu m’avais sauvée, j’aurai su pleurer en dehors. Mais personne n’a rien vu ni rien entendu. J’avais posé ma main sur ma bouche. Alors on dira que sur toi je n’ai pas pleuré, juste pour une aria. Tu vois, nous pourrions même en rire ensemble.
Si tu étais venu, un jour, dans la maison blanche aux volets bleus entée dans la colline, celle qui donnait, en face de chez Mme Angèle, sur la placette, avec tout autour le chemin de ronde rebattu par les coussinets et les griffes des loups de la vieille putain, si tu étais survenu, pour déclarer : c’est moi ! Si, un soir d’été, à l’heure de l’apéritif que personne ne t’aura proposé, si la Panhard Tigre vert émeraude avait bien accosté au contrebas du quartier Saint-Julien avec un fracas de barcasse surchargée pour te propulser ensuite au seuil de la porte bleue écaillée, en chemisette blanche et lunettes noires, et si tu avais déclaré avec ton petit rire, quelque chose comme un hé-hé ! le front barré cependant d’une ride soulevée par un sourcil dubitatif et si, à la femme rousse, aux enfants attablés et au père ventru qui t’auront, gênés, laissés pénétrer le boyau du couloir puis la casemate de la cuisine, si alors tu avais déclaré, sans plus rire, le regard sérieux : c’est moi ! Parlons sérieusement : celle-ci est de moi ! D’ailleurs elle porte la moitié de mon prénom, mes yeux et ma chair et mes os. Aussi, je veux que cette chair et ces os et ces yeux à demi portés par moi aillent dans le monde. Si tu l’avais dit, j’aurais levé mon nez de sept ans de l’assiette choquée par la poêle grésillant d’œufs frits lâchée sur la table ronde par la poigne maternelle. Si tu l’avais dit. Mais tu as seulement questionné. Ces mots que tu avais lancés, celle-ci me vous voit, rebondissaient, enflaient entre violence et ricanements par-dessus nos nuques pliées sur les œufs gras et racornis et je m’occupais d’urgence de la manière d’établir une conjugaison correcte entre « me » « vous » « voir » et aussi « vous » « voir » « mentir ». Ce dont tu paraissais indigné. « Vous » « voir » « ment ». La mère y tenait, de toute façon, vouvoiement à cause de votre putain de famille et de ses enfants de rital aussi : vous voir ment. Tu répondais : celle-ci vous voit mentir. Ou celle-ci voit et celle-là ment. La mère montra du doigt le père, vous voyez, qui, encombré déjà de son ventre, jonglait avec des bulles d’air comprimé et, avec bonhommie, te poussais sans te toucher, les bras écartés, vers la nuit tombée, arrondissons les angles, mettons un mouchoir dessus. Les martinets ne criaillaient déjà plus que le quatre-temps de la Panhard émeraude m’assourdissait encore. Tu disparaissais, chemisette blanche, lunettes d’aviateur, dans des dangers aériens ou liquides, laissant toute une page indéchiffrable de concordances. De retour de la nuit noire, les mains souillées et portées loin du bidon, comme elle dit lui tapant sur le ventre avec un rire de connivence, le père, à l’évier, en avait savonné longuement, avec soin, les poils drus.
Ce fût l’hiver. Des montagnes des collines glissaient des coulées de glaise. Les murs du cellier s’épaississaient, leurs humeurs huileuses, jaunâtres, s’égouttaient dans la citerne close. A la cuisine, on vérifiait quotidiennement mes yeux, on reniflait ma chair, mes os se soudaient aux articulations. Au grenier, sous les voliges de tuiles brutes, les vies des héros inutiles en manière de légende dorée accompagnaient d’âge en âge les ans nécessaires.
Je ne te retrouve que bien plus tard, une joie un rire à chaque main, chez toi, alors assez grande pour ne plus te croire dissous dans les eaux épouvantables de la citerne du cellier. Chez toi, et Maria ta mère et ma grand-mère, et Giulietta, ta sœur et donc ma tante, sont là aussi, près de toi qui était resté à rire et à chanter, c’est ce que j’imagine, tant par la suite, lors de nos visites, de nous trois, moi et mes petites filles, me ravissait votre lumineuse fraternité. Et par contraste, je déchiffre ces temps passés sans grâce, entre cuisine, cellier, grenier, les lèvres entrouvertes sur des mots impossibles, la conjugaison encore bancale. Sans interroger plus avant de crainte de désordonner l’enchantement de votre trinité, à l’insu d’Eux qui me poursuivent encore à ce jour (qu’est-ce que tu viens mettre ta merde).
Je vous contemple, vous qui vous aimiez. René, Maria et Giulietta. Le fils, la mère et la fille. L’oncle, la grand-mère et la tante. Le père, la fillette et la Sœur.
Vos existences atteignaient déjà leurs soirs, oh qu’ils fussent splendides, dans l’appartement des H.L.M. au Mont des Oiseaux perché au-dessus de la rade. Vous vous retrouviez chaque jour autour de Maria, si extraordinairement âgée et noire de cheveux, aveugle de par le soleil devenu dru sans l’ombre des navires. La vie, comme la mer au creux d’un rivage de roches, stagnait dans son corps de nonagénaire catapulté là, 8e étage, et vous posiez vos mains sur son front, vous baigniez ses pieds, la distrayaient d’une manière de parlé-chanté des réminiscences de la grande démolition, si bien qu’aux larmes affleurant à ses paupières si plissées se substituaient un pétillement et comme un rire grenu. Une ritournelle pour quasi cent années envolées, les sanglots évités de justesse comme d’un obstacle sur une route tortueuse, les montagnes a destra, la mer a sinistra, de celle qui la mena d’une Italie en sang et huile de ricin à, dans une embardée, la cité des Chantiers Navals. Et pas un seul des huit enfants ne fut perdu. E la nave va. Soixante-dix ans durant. Alors voici, un jour le front de mer rendu lisse, les Chantiers effacés de la surface de la terre comme des tréfonds de la mer, plus de ports, de bassins, de logements ouvriers. Les briques des hangars pulvérisés, les verrières en tessons, les murs ébranlés tombés, les giroflées écrabouillées du potager, la chambre des huit enfants éventrée. Les cris et le vacarme des usinages au silence. Pour quelles hontes quels péchés pleure Maria qui les sait bien – collines couvrez-nous- et vos mains à tour de rôle à l’affleur de chacune de ses larmes substituent la consolation d’un heureux souvenir. Une cantilène en ritournelle, et la si vieille femme oublie, oublie quelques instants pour sourire et rire grenu, paupières serrées, d’un jeu avec sa petite sœur Clementina au jardinet de Santa Maria a Monte, dov’è, où est-elle, dov’è mia sorella ?
Ici, chante Giulietta, ici.
Vai, Mamma, sur la chaise de paille je suis assise, et mes mains quittent ton front, essuient tes yeux, se posent sur ma jupe grise, je suis ta fille, maman, moi soixante-quinze ans et toi bientôt centenaire et pas un seul cheveu blanc, je ne parle que les mots qui consolent et donne les réponses à qui me pose les questions, pauvre maman, nos vies pas plus que celles des oiseaux qui chantent.
Assise sur une chaise de paille, ses mains quittent le front, essuient tes yeux Maria, se posent ouvertes sur ses cuisses, elle est ta fille Maria bien qu’âgée de soixante-quinze ans et toi presque centenaire Maria, elle ne parle jamais d’elle-même, ne dis rien que les mots qui apaisent ou bien donnent les réponses à qui pose les bonnes questions, tu es sa pauvre maman et sa voix pareille à celle des oiseaux qui chantent : tous entendent mais qui écoute ?
Ma vie consacrée, je sers, j’aide, je soigne.
Au secret tu disparais au monde, oiseau caché au bois, ta voix parlée-chantée, recitando, nasale et veloutée, module dans le masque, j’aime tant t’entendre.
Giulietta, puis sœur Juliette, ma vie transparente, soignante et servante.
Par les beaux yeux d’un garçon qui ne t’as regardée, te voici libre sous les futaies, épousée joyeuse et douce, à ton cou le joug léger, à ton annulaire l’alliance enchantée. Heureuse es-tu, uccelina !
Le suis-je ? J’obéis, les enfants pépient affamés, j’ajuste mon voile et je vais, mes jambes douloureuses me portent de ci de là, la Sicile, dans les Pouilles et au chevet de Mamma, je pose mes mains sur son front, j’essuie ses larmes, je lui parle.
Tu parles le chant des oiseaux, qui comprend ? Chacun entend, ravi.
Je ne fais que passer, je suis les rivages, portée par les vents.
Au détour de quelques visites, souviens-t’en. Farvi visita. J’ai écouté le crissement du voile clair qu’un soir d’août étouffant René te retirait, cependant voilée tu demeuras, de ta seule chevelure noire d’être autant baignée de sueur.
Ma pauvre maman, un petit enfant, la peau douce d’un bébé, je coiffe ses noirs cheveux, j’ajuste un châle, voici qu’elle appelle encore sa sœur Clementina restée au jardin à Santa Maria a Monte, province de Bientina, bois un peu, mamma, bois un peu de cette eau.
Un oiseau en habit, un si léger oiseau en coton clair, petite n’ai-je eu la même robe, souviens-t’en, une petite robe grise avec un plastron du même tissu rebrodé aux coutures, une robe pour les grandes occasions, mais quelles étaient-elles, si rarement, un jour tu étais là, dans la maison blanche en face de chez Mme Angèle, avec ma sœur nous t’avions entraînée à l’armoire sise dans la chambre des Parents, toutes à la joie de te montrer ces jolies robes, bleue ciel pour ma sœur, grise souris pour moi, mais la mienne avec ce plastron rebrodé aux coutures similaire à ta robe claire appesantie du scapulaire, ce tablier d’oiselle affairée, et tu pépiais d’admiration, et nous nous oubliâmes en gazouillis, une conférence d’oiseaux autour de chiffons. J’avais cinq ans et je ne sais quelle fût la punition la plus violente pour avoir ouvert l’armoire, des claques données par Elle ou de ta disparition. Non qu’Elle ait eu l’honnêteté de te chasser mais de te fermer à jamais la porte bleue de la maison, oui. Et pour les rares fois, Pâques ou Noël, où nous te croisions bruissante de bure et de coton clairs, Elle nous dressa si bien qu’à nos paupières de fillettes poussa une troisième membrane, blanchâtre, de celles que l’on aperçoit aux oiseaux ensommeillés ou malades, ébouriffés et ramassés sur une seule patte en une encoignure de cage, obstinés à ne répondre à aucune incitation, baisers envoyés, sifflotements, pioutements. Comme quoi, de tout mal peut naître un bien, notre usage de la troisième paupière se trouvant généralisé à toute rencontre avec autrui. Amorti.
Cependant nous, les fillettes, continuions à être convoquées dans la chambre parentale sitôt le père parti au Chantiers Navals, ingénieur maison, dit-Elle. Et si dans la cuisine, devant notre assistance de pseudo-écolières attablées au plateau de bois blanc maculé sur son envers de crottes de nez, Elle soliloque sur de tendres souvenirs d’élève bordelaise en galoche puis souliers, à moins qu’Elle ne monologue entre invectives et larmes contre Son mari et Sa putain de famille de ritals, dans Sa chambre nous étions choses. Je n’ai pas tous les mots. La troisième paupière collée comme d’une cataracte chronique, un flou sur nos déshabillages entre le lit et la commode augmentée de sa glace –on dit glace, et non miroir, qu’est-ce que t’as à te mirer, tu es si commune. Il n’y a pas de fenêtre. La chambre des Parents happe à mi- étage dans son réduit sombre sans porte, petites nous descendions la nuit main dans la main depuis le grenier pour aller aux toilettes, réglant nos pas sur les ronflements du père, l’estomac aux lèvres quand, malgré le clair de lune distribué par l’imposte au-dessus de la porte d’entrée nos pieds répandaient en craquements les entrailles blanches et crémeuses d’un cafard, gros et noir. La chambre des Parents. A gauche la commode-glace, séparée de l’armoire à trois battants par le lit et ses chevets. A un crochet en face du lit mousseux, pendouille une combinaison de plongée en néoprène noir. Coincées entre commode et courtepointe rose à ramages verts nous obtempérons, en petites culottes, les tiroirs de la commode sont encore fermés, les portes de l’armoire s’ouvrent, une à une, de gauche à droite, le dernier battant restera entrouvert. Nous passons nos robes, ma sœur la bleue, moi la grise : avons-nous encore grandi ? Ceci n’est pas coquetterie ou mise à jour de notre vestiaire, Ceci n’est pas une fête, nous ne jouons pas. Nos robes quittées sont repliées, rangées sur la planche coulissante des étagères de gauche. Au-dessus, la penderie des costumes du père. Vestons, chemises à pans, cravates. Elle fait le tour du grand lit mousseline, pousses-toi, farfouille dans la commode. Elle nous tend ses culottes. Pour certaines, tachées, j’ai dû les prêter à une copine, dit-Elle. Derrière ma troisième paupière je dis sans bruit que jamais aucune de ses copines qui n’existent pas ne vient jamais ici. Je ne sais pas comment Elle fait pour m’entendre. J’évite sans succès le contact du tissu souillé avec mon entrejambe. Mon bassin pétrifié. Retournée devant l’armoire, Elle écarte le second battant sur des robes en rayonne, plissées soleil ou coupées en trapèze. Elle insiste à nous faire accroire qu’Elle nous les donne, il faut bien les essayer. Sur nous, elles sont si longues, ces robes. Nous ne tournons pas. Ni ne virevoltons. Des piquets. La peau abrasée, l’odeur des robes et du néoprène bloquent ma respiration. Je n’ai pas tous les mots. Les fentes entre mes multiples paupières dissimulent mes pupilles braquées sur l’étagère inférieure de l’armoire béante de sa troisième porte. Des jouets et des jeux dans leurs emballages, apportés par le facteur, des cadeaux de nos parentèles recelés là pour être offerts aux progénitures d’autres parentèles, parfois les mêmes, par erreur. Le lit grince. Une ébauche du grincement dominical, alors rythmé, lourd. Le couvre-lit fleuri, synthétique, adhère, électrique. Je ne vois plus ma sœur. Je n’entends plus ma sœur. Elle a un cul de pigne. Je suis trop grosse. C’est tout. J’ai oublié. Après les essayages, il faut ranger, sortir lentement, les yeux blancs, aller se percher à la table de la cuisine avant que midi n’arrive. Si nos doigts sentent mauvais, Elle nous envoie nous laver les mains. Je n’ai pas tous les maux. Du vide noir. Mais on n’essaiera plus les robes et les culottes de la Mère après la naissance du petit frère. Elle restera toute la matinée au lit avec le bébé puis le petit garçon, mon drôle, dira-t-Elle. Si besoin, je dévalerai ou remonterai bruyamment les escaliers quatre à quatre. Pour prévenir de mon passage. Mes paupières suinteront du jaune collant. Au grenier je lirai en cachette Pearl Buck, la préparation des courtisanes parfumées aux sept orifices par les eunuques. Ma sœur maculera les murs et les rideaux des toilettes de sa crotte.
Montagnes, tombez sur nous.

Caillou