Et toi, depuis le
caveau définitif, tu nous dis de ne pas pleurer sur toi, à nous,
les femmes que tu aimes le plus, les plus proches, nous qui sommes
trois : Maria ta propre mère, Giulietta ta sœur, et puis
peut-être moi. Ne pas pleurer sur toi alors que, le cœur à vif
encore des terreurs des trajets des attentes, de tout ceci je fus
nécessiteuse pour comprendre enfin et, justement, pleurer sur toi.
Sur nous. Ou sur moi.
Et alors j’entends
ton rire, un rire mélancolique, non, c’est trop français, un rire
scénique qui me rappelle une voix, un métal, la mer, une terre :
ton rire.
Il a été trop tard -
cette lamentation d’avoir trop traîné- trop tard pour nous
consoler l’un l’autre, et nous demeurerons comme des aimantés
séparés par la citerne d’eau huileuse de ta mort, par un caveau,
récipiendaire de ta mort ultime, trop tard pour que l’un ou
l’autre ne se soit osé à une déclaration (d’amour, ou bien
aurais-je aimé seule ?).
Ne pleurez pas sur moi,
dis-tu, tu ne souhaitais ni le chagrin ni l’effondrement, à
personne, sei tu forse un uom ? J’entends ton rire, le rire triste
d’un homme qui se reprend. Ou se déprend.
Et parvenue à cette
huitième station je ne puis qu’interroger une dernière fois les
images de la petite fille puisque depuis, au caveau familial ceux que
j’aimais sans le savoir, Maria et Giulietta et toi, René-Pascal,
interroger les images et les souvenirs de la petite fille devenue
cette jeune femme qui, des milliers de kilomètres et d’années
plus tard venait de loin en loin, obstinée, vous visiter, à l’insu
d’Eux qui me filaient comme d’une poseuse de bombes. Farvi
visita. Avec une enfant à chaque main, une joie un rire à
chaque main, nous étions aussi trois. Que je n’aie jamais à
pleurer sur mes enfants.
Devant
votre commun tombeau, sans plus jamais de réponses possibles à mes
questions, de celles que je n’ai osé poser pour n’avoir osé
aimer, je relie la position pétrifiée de la petite fille à la
quête hypnotique de la jeune femme, à ses impulsions, sa
complaisance à rester dans cette quête. Station après station. Je
relie, j’écris. A la jonction, quelque chose d’une intime
conviction (qui ne libère pas de la culpa) ou d’une folie (lecture
en faux, faux en ligature). Ou de la justesse d’un son tiré à un
comma prés, qui apaise les sens. Comme d’un air perdu retrouvé à
l’orée d’un mot, tel celui que nous cherchions un été -
la nuit encrait la mer - un air, un drame avec un rire. Ridi.
Mais
l’heure tournait ce soir de juillet, dans l’appartement perché
au Monts des Oiseaux, dénomination quasi biblique pour une barre
d’H.L.M. face à la rade. Nous savions cette visite courte, une
enfant une joie à ta gauche à ta droite autour de la table ovale
réclamaient que tu chantes encore, oui, tu te souvenais, La Traviata
peut-être ou La Tosca, mais tu avais sur le bout des lèvres cet air
célèbre, Caruso et bien d’autres l’avaient chanté, une
histoire tragique qui s’est passée pour de vrai, là-bas, lui qui
l’aime et qui la tue, et Giulietta trottinait, les crèmes glacées
puis les cavallucci avec le café noir serré. Le temps imparti
s’achèverait avec l’immobilisation des plis de la nuit sur la
rade, avec lui l’illusion d’un semblant de sécurité, bien trop
tard pour qu’Eux survinssent ici, au Mont des Oiseaux, 8e
étage, mais au petit matin Ils pourraient.
A
minuit donc, repartir. Laisser sur la chaise paillée de la cuisine
Giulietta et sa douceur assises les mains jointes sur les cuisses,
fugire, l’amande laiteuse des dolce encore sur nos lèvres,
l’air –Ridi, ridi- cherchait encore son chemin par devers nous
dans le dévalement de l’escalier. Tu nous escortais, nous
franchissions le hall de l’immeuble comme d’un sas, la voiture
garée devant, mon cœur intranquille et ton rire triste. La grosse
montre lestait ton poignet brun, deux bises rapides, et si nous nous
étreignions, tes bras tes épaules sèches l’odeur de blanc de ton
polo, et mon visage dans ton cou plissé de tant de soleil, tes os
contre mes os, ta chair contre ma chair, si nous nous étreignions ce
n’est que dans ce rêve récurrent qui console mes chagrins
nuitamment, lors tu répètes, en caressant mes cheveux dénoués sur
ma colonne vertébrale : ne pleure pas, ne pleurons pas sur
nous-mêmes.
Et
il n’avait pas fallu plus d’une éternité ou deux après cette
soirée dans l’appartement perché au-dessus de la mer pour que
j’entendisse l’air que tu cherchais. Dans une nuit lourde et
lointaine, donnée au hasard, miette dispersée par les oiseaux,
comme si te retrouver ne se puisse qu’à l’insu de ta présence
et sur la terre originelle. Au pied d’un de ces escaliers
monumentaux comme seuls peuvent l’être, là-bas, ceux des églises
et des maisons du peuple, un homme chantait.
Sous
le velours rapiécé de la nuit les sons tapis dans les violons
filaient et rabattaient les sens acculés, les nerfs à vif, aux
marches de marbre, dos à la porte verrouillée. Une assistance en
demi-cercle, de vieilles personnes assises les mains posées sur les
cuisses, graves et douces et stupéfaites : c’est une mise à
mort gardée par une forêt d’archets. Le ténor col dénudé, en
bras de chemise blanche, désorienté, fait face. Je reste assise
avec les vieilles personnes revenues de tout, leurs anciens chagrins
posés sur leurs genoux, mais ma main gauche va et couvre ma bouche,
tout le temps de l’aria, soit cinq minutes neuf secondes. Ma
posture muette s’affronte à la sidération de cet homme, de sa
voix projetée avec une force colossale depuis un torse rond qui ne
peut éviter les traits des violons perfides ; de son masque
grec, tragique, sourcils épais tombants, lèvres distendues en une
bouche béante aux coins affaissés, grimace de pleurs que, à bord
de gorge, les injonctions, ridi, ridi, repoussent : posture
magnifiée magnifique, la gente applaudira. Va, Pagliaccio, va,
transforme en bonne blague les spasmes et les larmes. L’humiliation,
la perte, la trahison, les regrets et les remords, l’amour,
l’abandon s’agrègent en métal, fracassent cœur et viscères.
Ses mains potelées couvrent son front, glissent aux tempes aux
joues, entre les paumes, bouche toujours béante, amore infranto,
brisé. Un dernier sursaut de rire -ridi del duol, ah, ris de ta
douleur- infracté en sanglots énormes, et le colosse pleure, cache
sa face sous ses doigts potelés, délaie la mer de larmes grasses de
sel, de sueur brillante sous la céruse de la nuit.
Exact
miroir de ton escorte fébrile, joyeuse, et triste, et implorante.
La
musique dépèce. Le sang se retire de la figure, la peau écorchée
par ma main gauche presse sur ma bouche ce qui s’est condensé au
cœur. Mon corps malséant contre le dossier d’une méchante
chaise, ma chair mes os devenus pièces pesantes au fil de la
musique, vesti la giubba, mets donc la veste ou le polo blanc, en
rire les pleurs, et ta mine enfarinée amusera qui ? Badine et
ris, Pagliaccio, grimace tragique, pleure comique, ridi del duol :
n’as-tu point pensé à la mienne ?
Je
t’entends encore, ta voix un métal, une terre, la mer, chantonnant
après cet air enseveli. Et j’aurai voulu ne pas perdre plus tard
l’usage de ma jambe gauche tandis que le même après-midi on te
dépeçait de la tienne gangrénée jusqu’au genou, et moi alors
claudiquant et toi gisant amputé dès lors au caveau, j’aurai
voulu que tu promettes avant le final à chacune de mes enfants à ta
droite à ta gauche, oui, à chacune : la chanson de Pagliaccio,
pour la prochaine fois, oui, mes petites-filles.
Mais
tu n’as rien dit de tel. Mais plutôt : je ne m’en souviens
plus, l’air m’échappe, comment est-ce déjà, un air avec un
rire. Triste et métallique, tu passes une main sur ta face, la
grosse montre cliquète à ton poignet, tu ne pleureras pas.
Tu te penches vers les petites joies, à ta gauche à ta droite. Ni
sur moi ni sur toi, ni sur tes enfants, tu ris in petto, je le
vois bien à tes yeux, aux rides du front réalignées. Tu poses les
poings fermés de part et d’autre du couvert, avec politesse, à
même la nappe blanche, les sourcils levés tu les surveilles ces
mains, les lèvres ouvertes comme pour dire quelque chose qui te
viendrais soudain et je reste suspendue, nos regards nos béatitudes
se frôlent, tu te ressaisis, tu tends le bras menotté par la
montre, paume grande ouverte, tu désignes à travers murs, aciers,
cartonnages, polystyrènes les glaces celées au frigidaire avec une
emphase comique. E la gente applaudira. Ce qu’elles ont fait, les
petites.
Plus
tard, dès lors que tu fus gisant au caveau, tu répèteras : ne
pleurons pas. Que personne ne pleure plus de temps qu’un aria. Une
douleur et un air à hisser sur la scène, dramma in musica.
Io sono Pagliaccio.
E io sono tu figlia e
no ho cessato mai di piangere.
Je
dois bien te le dire, le jour est venu. Si ma vie eut été douce, la
peau lissée par chaleur et amour, les boursouflures et éruptions
n’auraient été que petits maux soignés par les mains des père
et mère. Mais ce ne fût pas le cas. Leurs mains ont frappé et
saisi, peau du cou peau des fesses pour jeter au coin, j’ai rampé
sous le lit à renifler mon sexe et le pus des plaies.
Si
tu m’avais sauvée, je n’aurais pas eu à chercher.
Sous
le lit, je t’ai lu. J’ai dévoré des livres pour te trouver.
Mermoz survole les dangers liquides, les montagnes et les collines
avalent les derniers héros sacrifiés qui ne reviennent jamais. Vous
ne sauviez personne. J’ai croupi au bagne, en prison, dans une
tour, la peau couturée et vieille. Mon cœur a bondi, ballerine
peut-être, et encore bien peu souple, pas eu le temps de savoir,
jetée au feu avec le soldat de plomb. Je n’ai sauvée personne. Ni
le lion de Kessel, ni le loup, ni le rouge-gorge Tipiti. Dramma sine
musica. Mon théâtre était de morts. En compagnie de la fille d’un
baron assassin et parvenu, j’ai cisaillé ma chevelure et,
déguisées en hommes, nous avons fait le mur un soir de gala. Je ne
sais pas la suite : les pages étaient arrachées. Nous avons
improvisé. La fuite, longtemps, talonnées épouvantées par le
baronnet en rage de secret. La veille, l’insomnie, la vigilance.
Ceci, avec la peur, sèche les larmes. Nous n’avons pas pleuré
alors, ni même ri. J’ai perdu la page. Ne sais pas ce qui est
advenu de la fille du baron. J’aurai pu en vivre encore les pages.
Elle se sera secouée de l’anormalité du chagrin, de l’inespérance
des héros sacrifiés. Ou bien elle ne lit plus que des livres
graves. On ne la voit pas, personne ne la reconnaît pas. Peut-être
qu’elle pleure en dedans. Sur ses enfants, sur un gisant
unijambiste dans un cercueil de plomb. Si tu m’avais sauvée,
j’aurai su pleurer en dehors. Mais personne n’a rien vu ni rien
entendu. J’avais posé ma main sur ma bouche. Alors on dira que sur
toi je n’ai pas pleuré, juste pour une aria. Tu vois, nous
pourrions même en rire ensemble.
Si
tu étais venu, un jour, dans la maison blanche aux volets bleus
entée dans la colline, celle qui donnait, en face de chez Mme
Angèle, sur la placette, avec tout autour le chemin de ronde rebattu
par les coussinets et les griffes des loups de la vieille putain, si
tu étais survenu, pour déclarer : c’est moi ! Si, un
soir d’été, à l’heure de l’apéritif que personne ne t’aura
proposé, si la Panhard Tigre vert émeraude avait bien accosté au
contrebas du quartier Saint-Julien avec un fracas de barcasse
surchargée pour te propulser ensuite au seuil de la porte bleue
écaillée, en chemisette blanche et lunettes noires, et si tu avais
déclaré avec ton petit rire, quelque chose comme un hé-hé !
le front barré cependant d’une ride soulevée par un sourcil
dubitatif et si, à la femme rousse, aux enfants attablés et au père
ventru qui t’auront, gênés, laissés pénétrer le boyau du
couloir puis la casemate de la cuisine, si alors tu avais déclaré,
sans plus rire, le regard sérieux : c’est moi ! Parlons
sérieusement : celle-ci est de moi ! D’ailleurs elle
porte la moitié de mon prénom, mes yeux et ma chair et mes os.
Aussi, je veux que cette chair et ces os et ces yeux à demi portés
par moi aillent dans le monde. Si tu l’avais dit, j’aurais levé
mon nez de sept ans de l’assiette choquée par la poêle grésillant
d’œufs frits lâchée sur la table ronde par la poigne maternelle.
Si tu l’avais dit. Mais tu as seulement questionné. Ces mots que
tu avais lancés, celle-ci me vous voit, rebondissaient,
enflaient entre violence et ricanements par-dessus nos nuques pliées
sur les œufs gras et racornis et je m’occupais d’urgence de la
manière d’établir une conjugaison correcte entre « me »
« vous » « voir » et aussi « vous »
« voir » « mentir ». Ce dont tu paraissais
indigné. « Vous » « voir » « ment ».
La mère y tenait, de toute façon, vouvoiement à cause de votre
putain de famille et de ses enfants de rital aussi : vous voir
ment. Tu répondais : celle-ci vous voit mentir. Ou celle-ci
voit et celle-là ment. La mère montra du doigt le père, vous
voyez, qui, encombré déjà de son ventre, jonglait avec des bulles
d’air comprimé et, avec bonhommie, te poussais sans te toucher,
les bras écartés, vers la nuit tombée, arrondissons les angles,
mettons un mouchoir dessus. Les martinets ne criaillaient déjà plus
que le quatre-temps de la Panhard émeraude m’assourdissait encore.
Tu disparaissais, chemisette blanche, lunettes d’aviateur, dans des
dangers aériens ou liquides, laissant toute une page indéchiffrable
de concordances. De retour de la nuit noire, les mains souillées et
portées loin du bidon, comme elle dit lui tapant sur le ventre avec
un rire de connivence, le père, à l’évier, en avait savonné
longuement, avec soin, les poils drus.
Ce
fût l’hiver. Des montagnes des collines glissaient des coulées de
glaise. Les murs du cellier s’épaississaient, leurs humeurs
huileuses, jaunâtres, s’égouttaient dans la citerne close. A la
cuisine, on vérifiait quotidiennement mes yeux, on reniflait ma
chair, mes os se soudaient aux articulations. Au grenier, sous les
voliges de tuiles brutes, les vies des héros inutiles en manière de
légende dorée accompagnaient d’âge en âge les ans nécessaires.
Je
ne te retrouve que bien plus tard, une joie un rire à chaque main,
chez toi, alors assez grande pour ne plus te croire dissous dans les
eaux épouvantables de la citerne du cellier. Chez toi, et Maria ta
mère et ma grand-mère, et Giulietta, ta sœur et donc ma tante,
sont là aussi, près de toi qui était resté à rire et à chanter,
c’est ce que j’imagine, tant par la suite, lors de nos visites,
de nous trois, moi et mes petites filles, me ravissait votre
lumineuse fraternité. Et par contraste, je déchiffre ces temps
passés sans grâce, entre cuisine, cellier, grenier, les lèvres
entrouvertes sur des mots impossibles, la conjugaison encore bancale.
Sans interroger plus avant de crainte de désordonner l’enchantement
de votre trinité, à l’insu d’Eux qui me poursuivent encore à
ce jour (qu’est-ce que tu viens mettre ta merde).
Je
vous contemple, vous qui vous aimiez. René, Maria et Giulietta. Le
fils, la mère et la fille. L’oncle, la grand-mère et la tante. Le
père, la fillette et la Sœur.
Vos
existences atteignaient déjà leurs soirs, oh qu’ils fussent
splendides, dans l’appartement des H.L.M. au Mont des Oiseaux
perché au-dessus de la rade. Vous vous retrouviez chaque jour autour
de Maria, si extraordinairement âgée et noire de cheveux, aveugle
de par le soleil devenu dru sans l’ombre des navires. La vie, comme
la mer au creux d’un rivage de roches, stagnait dans son corps de
nonagénaire catapulté là, 8e étage, et vous posiez vos
mains sur son front, vous baigniez ses pieds, la distrayaient d’une
manière de parlé-chanté des réminiscences de la grande
démolition, si bien qu’aux larmes affleurant à ses paupières si
plissées se substituaient un pétillement et comme un rire grenu.
Une ritournelle pour quasi cent années envolées, les sanglots
évités de justesse comme d’un obstacle sur une route tortueuse,
les montagnes a destra, la mer a sinistra, de celle qui la mena d’une
Italie en sang et huile de ricin à, dans une embardée, la cité des
Chantiers Navals. Et pas un seul des huit enfants ne fut perdu. E la
nave va. Soixante-dix ans durant. Alors voici, un jour le front de
mer rendu lisse, les Chantiers effacés de la surface de la terre
comme des tréfonds de la mer, plus de ports, de bassins, de
logements ouvriers. Les briques des hangars pulvérisés, les
verrières en tessons, les murs ébranlés tombés, les giroflées
écrabouillées du potager, la chambre des huit enfants éventrée.
Les cris et le vacarme des usinages au silence. Pour quelles hontes
quels péchés pleure Maria qui les sait bien – collines
couvrez-nous- et vos mains à tour de rôle à l’affleur de chacune
de ses larmes substituent la consolation d’un heureux souvenir. Une
cantilène en ritournelle, et la si vieille femme oublie, oublie
quelques instants pour sourire et rire grenu, paupières serrées,
d’un jeu avec sa petite sœur Clementina au jardinet de Santa Maria
a Monte, dov’è, où est-elle, dov’è mia sorella ?
Ici, chante
Giulietta, ici.
Vai,
Mamma, sur la chaise de paille je suis assise, et mes mains quittent
ton front, essuient tes yeux, se posent sur ma jupe grise, je suis ta
fille, maman, moi soixante-quinze ans et toi bientôt centenaire et
pas un seul cheveu blanc, je ne parle que les mots qui consolent et
donne les réponses à qui me pose les questions, pauvre maman, nos
vies pas plus que celles des oiseaux qui chantent.
Assise
sur une chaise de paille, ses mains quittent le front, essuient tes
yeux Maria, se posent ouvertes sur ses cuisses, elle est ta fille
Maria bien qu’âgée de soixante-quinze ans et toi presque
centenaire Maria, elle ne parle jamais d’elle-même, ne dis rien
que les mots qui apaisent ou bien donnent les réponses à qui pose
les bonnes questions, tu es sa pauvre maman et sa voix pareille à
celle des oiseaux qui chantent : tous entendent mais qui
écoute ?
Ma
vie consacrée, je sers, j’aide, je soigne.
Au
secret tu disparais au monde, oiseau caché au bois, ta voix
parlée-chantée, recitando, nasale et veloutée, module dans le
masque, j’aime tant t’entendre.
Giulietta,
puis sœur Juliette, ma vie transparente, soignante et servante.
Par
les beaux yeux d’un garçon qui ne t’as regardée, te voici libre
sous les futaies, épousée joyeuse et douce, à ton cou le joug
léger, à ton annulaire l’alliance enchantée. Heureuse es-tu,
uccelina !
Le
suis-je ? J’obéis, les enfants pépient affamés, j’ajuste
mon voile et je vais, mes jambes douloureuses me portent de ci de là,
la Sicile, dans les Pouilles et au chevet de Mamma, je pose mes mains
sur son front, j’essuie ses larmes, je lui parle.
Tu
parles le chant des oiseaux, qui comprend ? Chacun entend, ravi.
Je
ne fais que passer, je suis les rivages, portée par les vents.
Au
détour de quelques visites, souviens-t’en. Farvi visita. J’ai
écouté le crissement du voile clair qu’un soir d’août
étouffant René te retirait, cependant voilée tu demeuras, de ta
seule chevelure noire d’être autant baignée de sueur.
Ma
pauvre maman, un petit enfant, la peau douce d’un bébé, je coiffe
ses noirs cheveux, j’ajuste un châle, voici qu’elle appelle
encore sa sœur Clementina restée au jardin à Santa Maria a Monte,
province de Bientina, bois un peu, mamma, bois un peu de cette eau.
Un
oiseau en habit, un si léger oiseau en coton clair, petite n’ai-je
eu la même robe, souviens-t’en, une petite robe grise avec un
plastron du même tissu rebrodé aux coutures, une robe pour les
grandes occasions, mais quelles étaient-elles, si rarement, un jour
tu étais là, dans la maison blanche en face de chez Mme Angèle,
avec ma sœur nous t’avions entraînée à l’armoire sise dans la
chambre des Parents, toutes à la joie de te montrer ces jolies
robes, bleue ciel pour ma sœur, grise souris pour moi, mais la
mienne avec ce plastron rebrodé aux coutures similaire à ta robe
claire appesantie du scapulaire, ce tablier d’oiselle affairée, et
tu pépiais d’admiration, et nous nous oubliâmes en gazouillis,
une conférence d’oiseaux autour de chiffons. J’avais cinq ans et
je ne sais quelle fût la punition la plus violente pour avoir ouvert
l’armoire, des claques données par Elle ou de ta disparition. Non
qu’Elle ait eu l’honnêteté de te chasser mais de te fermer à
jamais la porte bleue de la maison, oui. Et pour les rares fois,
Pâques ou Noël, où nous te croisions bruissante de bure et de
coton clairs, Elle nous dressa si bien qu’à nos paupières de
fillettes poussa une troisième membrane, blanchâtre, de celles que
l’on aperçoit aux oiseaux ensommeillés ou malades, ébouriffés
et ramassés sur une seule patte en une encoignure de cage, obstinés
à ne répondre à aucune incitation, baisers envoyés,
sifflotements, pioutements. Comme quoi, de tout mal peut naître un
bien, notre usage de la troisième paupière se trouvant généralisé
à toute rencontre avec autrui. Amorti.
Cependant
nous, les fillettes, continuions à être convoquées dans la chambre
parentale sitôt le père parti au Chantiers Navals, ingénieur
maison, dit-Elle. Et si dans la cuisine, devant notre assistance de
pseudo-écolières attablées au plateau de bois blanc maculé sur
son envers de crottes de nez, Elle soliloque sur de tendres souvenirs
d’élève bordelaise en galoche puis souliers, à moins qu’Elle
ne monologue entre invectives et larmes contre Son mari et Sa putain
de famille de ritals, dans Sa chambre nous étions choses. Je n’ai
pas tous les mots. La troisième paupière collée comme d’une
cataracte chronique, un flou sur nos déshabillages entre le lit et
la commode augmentée de sa glace –on dit glace, et non miroir,
qu’est-ce que t’as à te mirer, tu es si commune. Il n’y a pas
de fenêtre. La chambre des Parents happe à mi- étage dans son
réduit sombre sans porte, petites nous descendions la nuit main dans
la main depuis le grenier pour aller aux toilettes, réglant nos pas
sur les ronflements du père, l’estomac aux lèvres quand, malgré
le clair de lune distribué par l’imposte au-dessus de la porte
d’entrée nos pieds répandaient en craquements les entrailles
blanches et crémeuses d’un cafard, gros et noir. La chambre des
Parents. A gauche la commode-glace, séparée de l’armoire à trois
battants par le lit et ses chevets. A un crochet en face du lit
mousseux, pendouille une combinaison de plongée en néoprène noir.
Coincées entre commode et courtepointe rose à ramages verts nous
obtempérons, en petites culottes, les tiroirs de la commode sont
encore fermés, les portes de l’armoire s’ouvrent, une à une, de
gauche à droite, le dernier battant restera entrouvert. Nous passons
nos robes, ma sœur la bleue, moi la grise : avons-nous encore
grandi ? Ceci n’est pas coquetterie ou mise à jour de notre
vestiaire, Ceci n’est pas une fête, nous ne jouons pas. Nos robes
quittées sont repliées, rangées sur la planche coulissante des
étagères de gauche. Au-dessus, la penderie des costumes du père.
Vestons, chemises à pans, cravates. Elle fait le tour du grand lit
mousseline, pousses-toi, farfouille dans la commode. Elle nous tend
ses culottes. Pour certaines, tachées, j’ai dû les prêter à une
copine, dit-Elle. Derrière ma troisième paupière je dis sans bruit
que jamais aucune de ses copines qui n’existent pas ne vient jamais
ici. Je ne sais pas comment Elle fait pour m’entendre. J’évite
sans succès le contact du tissu souillé avec mon entrejambe. Mon
bassin pétrifié. Retournée devant l’armoire, Elle écarte le
second battant sur des robes en rayonne, plissées soleil ou coupées
en trapèze. Elle insiste à nous faire accroire qu’Elle nous les
donne, il faut bien les essayer. Sur nous, elles sont si longues, ces
robes. Nous ne tournons pas. Ni ne virevoltons. Des piquets. La peau
abrasée, l’odeur des robes et du néoprène bloquent ma
respiration. Je n’ai pas tous les mots. Les fentes entre mes
multiples paupières dissimulent mes pupilles braquées sur l’étagère
inférieure de l’armoire béante de sa troisième porte. Des jouets
et des jeux dans leurs emballages, apportés par le facteur, des
cadeaux de nos parentèles recelés là pour être offerts aux
progénitures d’autres parentèles, parfois les mêmes, par erreur.
Le lit grince. Une ébauche du grincement dominical, alors rythmé,
lourd. Le couvre-lit fleuri, synthétique, adhère, électrique. Je
ne vois plus ma sœur. Je n’entends plus ma sœur. Elle a un cul de
pigne. Je suis trop grosse. C’est tout. J’ai oublié. Après les
essayages, il faut ranger, sortir lentement, les yeux blancs, aller
se percher à la table de la cuisine avant que midi n’arrive. Si
nos doigts sentent mauvais, Elle nous envoie nous laver les mains. Je
n’ai pas tous les maux. Du vide noir. Mais on n’essaiera plus les
robes et les culottes de la Mère après la naissance du petit frère.
Elle restera toute la matinée au lit avec le bébé puis le petit
garçon, mon drôle, dira-t-Elle. Si besoin, je dévalerai ou
remonterai bruyamment les escaliers quatre à quatre. Pour prévenir
de mon passage. Mes paupières suinteront du jaune collant. Au
grenier je lirai en cachette Pearl Buck, la préparation des
courtisanes parfumées aux sept orifices par les eunuques. Ma sœur
maculera les murs et les rideaux des toilettes de sa crotte.
Montagnes,
tombez sur nous.