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Station II, 2

La Seyne-sur-mer, janvier 1961


L’homme du bal ne s’agenouilla jamais devant la photographie. Il l’aura, tout simplement, méconnue. L’homme du bal traversa le sud du pays, d’est en ouest, franchît le pont de pierre et ressortit d’un dancing avec, au poing, une jeune fille en chignon banane. Couleur écureuil. Java musette et madison, valse, Petula Clark : l’homme ramassa la jupe amidonnée de la jeune fille, la contint en force dans une Simca 6 blanche, enjamba en sens inverse le fleuve, d’ouest en est, et fila vers la mer. Dans leur dos, l’océan noircissait. De temps à autre, durant le voyage, la jeune fille se retournait, préoccupée, l’index sur les lèvres ; son sourire, d’heure en heure, s’arrondissait, s’étrécissait. Se plissait. A cause d’une amnésie qu’aucune ruse ne restituait, comme un mot sur le bout de la langue. A l’advenir – jours, mois, années – la cicatrice du mot fantôme. Un enlèvement réussi.
 Cependant, l’homme du bal, cheveux noirs gominés, moustache monégasque, l’avait bien convoyée auprès de l’innombrable famille. En arrivant, il dit : « Voici ma femme ». Vieille mère juchée au seuil des platanes centenaires, sœurs confinées de ci de là entre pouponnières et couvents, grandes tantes au chevet du port où dansent les petits bateaux de pêcheurs et d’où s’élancent, plus loin du côté de la rade, les proues mousseuses de champagne des géants nés là, des bras des souffles des hommes. Pères, cousins, oncles, frères.
Beaux-frères. De ceux-ci les yeux de velours lorsque, le dimanche, la grille des chantiers maritimes reste fermée et les plages grandes ouvertes sur la mer bleu, le ciel plus encore, afin que les hommes chahutent les flots, les filles. La jeune épousée maintient son sourire, resté plissé depuis le voyage, pincé peut-être bien, son mari n’est certes pas ouvrier, mais peu s’en faut, cette promiscuité au sein d’une même et si vaste famille, au verbe trop haut, aux gestes trop vifs. Aux yeux bruns langoureux. A ceux de son mari -l’homme du bal- elle impose l’assortiment quotidien de : veston sombre, chemise beige ou ciel avec cravate, plis droits au pantalon. Bruns les iris. Sauf ceux de beau-frère numéro six : noisette perlée de vert. Vert comme sa Panhard, modèle Dyna Z. Blouson sport clair jeté-retenu d’un doigt sur l’épaule, chemise entrouverte sur peau halée et lunettes noires dans poche poitrine; pas monégasque du tout, plutôt Alain Delon façon Plein soleil. Pas encore Rocco et ses frères qu’Elle ne verra jamais.
Elle ne va déjà plus au cinéma.
Elle n’ira  plus, bientôt, à la plage, ne connaîtra plus les caresses du sable  sur les chevilles. Non qu’il n’y ait des plages dans ce pays-ci, mais Elle se serait comme exemptée, c’est cela, de douceur : ni donnée ni à rendre, inexistante. Le ciel cru, le vent violent, les fleurs épineuses et l’herbe sèche. A l’aplomb de la mer épaisse la roche dressée en éboulis drus, concassée en galets polis, effritée par les racines ligneuses des pins, cistes, chênes lièges. Elle évitera même les criques gravillonnées ourlées d’un liseré de sable gris ou rouge.
 Dans ce pays-ci petit-à-petit Elle se claustre. Frissonne encore au souvenir de l’ombre courroucée de l’océan sur Ses épaules, qui La fait Se retourner, de temps à autre, par un claquement lointain de son manteau gris, comme d’un dieu antique, alors qu’Elle ne sait déjà plus la dune, le frère joli. Une réminiscence pèse, celle d’une frayeur sans mot. Elle ne sait pas que le mal fait son lit dans Son corps de sirène. Que, claquemurée, le regard fixe, Elle poursuivra les images les scènes de la ville moite barrée d’un pont de pierre en travers du fleuve : la rue, l’école, le marché, le dancing. Elle créera un roman secret qu’Elle peaufinera à l’insu du mari. Dans douze mois Elle sera mère de la violoniste, dans vingt-cinq mois, mère de la sous-violoniste. La séance pourra commencer.

Si j’avais épousé le dentiste de la rue Sainte-Catherine.
Si vous filles de dentiste alors.
Ah le voilà, le voilà qui rentre, mettez la table.
Prince monégasque de pacotille.
Et sa putain de famille.

Fin du monologue du matin.


Six-Fours-les-plages, hiver 1979

Tu joues  de l’alto en muet dans la salle d’eau, derrière la cuisine. Tu préfères ton grenier mais l’hiver précipite le mistral contre les tuiles et la salle d’eau a une porte que tu peux fermer et aussi un miroir en pied ou presque, pour travailler. Pièce borgne à la fourche du couloir, en contrebas de l’escalier et passage obligé pour le cellier grand comme une caverne. La moitié de l’espace de la salle d’eau est pris par le duo « toilettes-douche » pudiquement séparé par un mur interrompu sur sa hauteur, ce qui permet l’évacuation des odeurs et de longs chantages pour l’envoi secourable, à bout de bras, de papier hygiénique -comme dit le Père en pinçant le nez à cette allusion au corporel, qui le gêne-. Au début du mariage, Elle dit, on tique quand l’autre entre pendant qu’on fait sa toilette, et puis on s’y fait. Si « les toilettes » ont une porte qui donne sur la salle d’eau faisant face donc au duo « toilettes douche », ce qui permet de se livrer à la copromanie, la masturbation ou l’appariement des chaussures dissimulées par la tenture beigeasse -de la même étoffe chenillée que celle de nos couvre-lits-, la « douche » laisse son occupant à la merci d’un déplacement d’air intentionnel -ou pas- du rideau -même étoffe- qui renseigne, grâce à  sa longueur, sur la propriétaire des pieds. La, parce que si c’est le Père, on l’entend siffloter Un oranger sur le sol irlandais et ton petit frère ne se lave pas tout seul. On ne traîne pas dans la « douche ». On n’y passe pas des heures. On n’est pas belle mais commune, il faut toujours dire ça à des filles. Communes. Mais ton aînée a de beaux cheveux longs et un cul de pigne. Et puis, avec ce chauffe-eau en panne depuis toujours, on se lave donc dans la pièce « douche » au gant, devant le lavabo attenant, face à l’armoire de toilette. La vraie douche –carrelage blanc- sert à rincer la combinaison de plongée et le plongeur, sa margelle à entreposer des choses. Depuis quelques mois, tu te douches quotidiennement et intégralement à l’eau froide, voire glacée, tu étrilles, te savonnes, tu frottes et frottes, rinces, vite, très vite.
 Tu n’as rien remarqué, dans la douche ? Elle avait demandé, brusque, les yeux plissés, mauvais. Non, tu mentais, mais pas vraiment, vu que tu avais fait tes ablutions comme si, sur la margelle de douche, ne se trouvait pas une garniture ensanglantée de frais. Tu en es sûre ? insistait-Elle. Tu sentais venir la gifle, pour un oui ou un non, tu calculais le moindre mal, c’est-à-dire, ne rien voir. Pourquoi, il y avait quoi dans la douche ? tu répondais en baissant les yeux.
Depuis lors tu occupes en toute légitimité la salle d’eau et son miroir tous les après-midi. Il reste quatre mètres carrés pour poser un pupitre en fer à gauche du miroir, derrière la porte qui ouvre sur le couloir. Du coup, personne n’entre. Derrière toi, le lavoir en béton à double bac, utilitaire à l’origine du lieu et de sa dénomination, en travers duquel tu poses l’étui grand ouvert. Dans ce lavoir on y rince encore à force eau le chien hérissé et puant de s’être battu avec la meute de la catin ; la machine à laver, accolée, il y a peu s’y vidangeait encore à grand bruit et sert toujours de table à langer ou à soigner les constipations, écarte mais écarte donc. Sur le plan incliné du lavoir, petites vous aviez été assises côte à côte, les genoux et les coudes couronnés de croûtes qu’il fallait décoller, coton et eau bouillante. On se lave les cheveux au lavoir, la marmite d’eau chaude et une petite casserole rapportées de la cuisine à portée de main. Ce que tu ne fais plus, puisque, dans la douche, eau froide et savon carré, tes trois centimètres de cheveux n’en demandent pas plus.  Tu ne te coiffes pas. Tu ne croises jamais ton propre regard. Le miroir, haut, long, étroit, est un outil.

 Tu construis ta peau. Tu assembles ce corps, lui donnes centimètre par centimètre la musculature d’une altiste. Ou l’enveloppe charnelle d’une musicienne. Tu recopies au miroir les démonstrations hebdomadaires du professeur, l’équilibre contradictoire des masses, la colonne, la ceinture des muscles, les synergies, le mystère des clavicules en apesanteur. Tu colonises tes bras, mains, dresses tes doigts, phalanges après phalanges, à ce qu’ils obéissent. Tu modules les appuis. Greffes quatre cordes et du crin et du bois de pernambouc à tes tendons. Le vernis de l’alto prend à l’épiderme, le bâtonnet d’une âme se fiche dans ta gorge.  Tu es, au bout d’un temps infini,  hybride, tu as construit une résonance. Des sillons gris et profonds s’impriment à la pulpe de quatre de tes doigts, te donnent vie par douleur, tu t’éreintes. Le lendemain, il te faudra tout recommencer.

 Et comme toujours, Elle, Elle sera derrière la cloison, dans la cuisine. Ou passera de celle-ci au couloir, claquera du balai contre les plinthes, cognera des casseroles, de là grimpera en tapant des talons l’escalier. Elle fait beaucoup de remue-ménage jusqu’à ce que L’immobilise sur le canapé à l’étage, garçon en travers des genoux, le son de la télé, aujourd’hui Madame. Toi, jusqu’ici tu as fait tous les exercices, quasi en muet, une pantomime. Aussi, maintenant qu’Elle est là-haut, tu enchaînes en vrai sur des gammes lentes, montantes et descendantes, tu t’enfermes dans la matrice du son qui tourne sur lui-même aux contacts, un triangle entre pointe du sternum et faces internes des poignets. Tu résonnes. 

Elle fait la sirène oui, c’est tout ce qu’elle sait faire qu’Elle dira au Père attablé, le soir. De la musique ça ? Une sirène oui on dirait,  « ououououOUOUOUOUOUouououh » et Elle s’esclaffera bruyamment la bouche grande ouverte tête rejetée en arrière.

 Pierre au ventre. Résonne. Raisonne. Relève la figure.

Caillou