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Station V

Juillet 1997


Un grand et ancien appartement, ocres, parquets, fenêtres ouvertes sur volets gris-bleus en persienne sur la place triangulaire pavée de la ville. Une jeune mère laisse éclater sa colère contre ses parents intrusifs : le Père, tap-tap sur l’épaule (sous le haillon arrière de la voiture, elle déchargeait les cartables des petites, un vélo une trottinette et le panier d’un goûter pris au bord de la Moselle) c’est Nous, Nous venons –et de loin- chercher les petites pour les vacances. Précautionneuse elle aura fait monté tout le monde (Le Père, La Mère, les petites) dans l’appartement mais oubliera de fermer les fenêtres.
Sa première colère depuis la nuit de l’enfance. Sa monoparentalité ne justifie pas que les grands-parents décident à sa place des choix éducatifs ou autres concernant ses deux fillettes. Elle a tenu bon jusqu’ici et n’oublie pas le « Tu ne sais pas les éduquer » de l’été dernier. Elle en appelle au sérieux, à la ténacité fournie par elle-même pendant ses études au conservatoire, à sa situation professionnelle correcte. Sur quoi Ils s’esclaffent.
Elle demande avec force et une fois pour toutes le respect de sa vie privée et familiale, (elle n’a pas fui jusqu’ici pour qu’Ils la rattrapent). Ils devraient être fiers d’elle plutôt que de la dénigrer sans cesse. Surtout Lui, dessinateur devenu ingénieur, non? Elle finit son éclat par : « tu es mon père, oui ou non? » (peux-tu comprendre mon courage et ma résolution) ; « tu es mon père, oui ou non?» (ne sommes-nous pas du même sang, onore e sangue). Elle est hors d’elle, elle martèle, elle hurle la question : « Tu es mon père, oui ou non».
La moustache grise du gros petit homme s’immobilise et s’affaisse tandis que La Mère, plantée au milieu du salon, toute raide, soudain blême, les yeux baissés sur le parquet, serre très fort contre son ventre un petit sac à main noir.
Ton petit lit dans l’enfance, pénombre, dans l’enfance minuscule, la fente verticale et blanche entre les rideaux tirés, une meurtrière, l’obscurité alentour, le rai de lumière poudroie blancs gris transparences jusqu’à l’escarboucle de ton visage ébloui, le déclencheur a dû s’actionner alors que tu clignais des yeux.
(Cette photographie : un lointain souvenir de cette photographie).
Un hiver, puisque ce pullover sombre (marine ?) à motifs d’étoiles en pectoral, le ciel toujours lumineux là-bas, claqué entre les montagnes et la mer par le vent violent. Tu es à l’abri, boulevard Staline, appartement en rez-de-chaussée d’une maison. Pièce noire lit-cage se diluent en lavis vers le point d’intersection, excentré bas gauche de la photographie : toi. Moi. L’édredon que tu as repoussé trace des cordes claires sur les crêtes des plis, tissu synthétique et réflectif (de la rayonne ?), entre les piqûres du matelassage un motif enfantin et répétitif, otaries jongleuses aux ballons, guirlandes museaux pointus. Tu es debout dans ton petit lit haut, tu t’agrippes bien, paupières serrées visage ravi, par qui ? Par la coulée luminescente du ciel, les traits de poussières étincelantes tendues depuis la rayère ou par le regard du photographe ? Ou par les deux ? Ou par personne ni rien. Rien qu’une béatitude tiède et liquide et minuscule.




Les Parents/Grands-parents ont quitté l’appartement, le soir tombe, la dispute dans la poche et le mouchoir par-dessus, dirait Le Père/Grand-père. Ils sont partis muets, personne n’a claqué la porte, après l’éclat un calme subit, obséquieux de Leur côté, minutieux du sien, une vieille habitude, un calme minutieux méticuleux maniaque, elle flotte dans un bizarre brouillard, on s’est quitté comment ? Dans un calme subit, méticuleux, menaçant. L’œil du cyclone. Ils ne sont pas partis : auront sans doute rejoint le camping municipal à bord de la vieille Audi bleu attelée de sa remorque, dedans un foutoir de toile de plastique de tente puante, glacière graisseuse, jerrican d’eau, sous le siège conducteur le pistolet 22 long rifle : partis ils vont revenir. Les fillettes en émoi réitèrent la victoire de leur mère, se poursuivent dans l’appartement hurlantes et guerrières. Revenir et punir, se venger de l’affront et prendre les filles. Je suis folle. Ils sont fous. La jeune femme clos les persiennes, ferme les fenêtres : dansons, dit-elle. Nous ne descendrons pas chercher le pain. On pousse les verrous, on tire la commode à chaussures devant la porte d’entrée, faisons la poussière de ce couloir de petits cochons et passons la serpillière. Et cirer et attendre longtemps bien obligé que ça sèche avant de tout remettre en place : une nuit un jour. La jeune femme funambule. On dirait que pour le dîner ce serait dînette : œufs meurettes, coquillettes, pommes de reinette. On dirait qu’après un dessin animé toutes les trois bien douillettes dans le canapé de princesses. Et même on dirait : on s’endort et les petites portées une à une dans leurs lits jumeaux.
Nuit enfin sur la place déserte, lampadaires, la jeune femme en sentinelle devant les persiennes tirées. Les enfants dorment. La peur monte. Celle des jours et des nuits de l’enfance, de l’adolescence. La peur rampante, ordure abandonnée dans le Vintimille-Paris resurgit tel un débris répugnant. Du papier hygiénique gris-rose collé aux semelles intrusives des Parents, de la peur sale qui souille son parquet à elle, à ses filles. Se mue en terreur. Le vitrage de la haute fenêtre lui renvoie un visage, le sien, la peau étrécie à l’os, les globes exorbités des yeux, tam-tam dans les oreilles : le plexus comme un siphon a aspiré tout le sang, ça tambourine creux dans les tympans. Dans la vieille Audi bleue du Père il y a : le 22 long rifle sous le siège conducteur et le nerf de bœuf ; La Mère et Ses paroles ; un passif de coups d’insultes d’intimidations. Se souvenir des armes défensives : choisir ses mots, ses regards, se taire (fomenter une évasion). La jeune femme réfléchit : Ils attendent qu’elle mette tout ça dans sa poche et un mouchoir par-dessus ; sauf que la dispute l’a déchiré ce mouchoir ; sauf qu’il y a autre chose, elle ne sait pas quoi ; de l’inouï : elle Leur a crié dessus ; elle Les a chassé ( !). A moins qu’Ils ne se soient repliés d’Eux-mêmes : alors, donc, Ils doivent discutent, Ils soliloquent, Ils se concertent ; Ils ne lâcheront pas si facilement. Elle non plus (ne jamais laisser les filles seules avec eux). La jeune femme, il le faut, s’organise : fuir. Fuir à l’envers : faire partir. Prier pour qu’Ils partent, téléphoner au camping dès le matin (savoir combien de jours réservés ou s’Ils sont bien partis), attendre huit-dix heures (trajet jusqu’à chez eux), vérifier (comment ?) s’Ils sont bien arrivés (loin). S’Ils reviennent demain. Les décider à partir, Leur faire croire que nous ne sommes plus là : déserter la ville (où ?) ; disparaître, s’enfermer, se cacher dans l’appartement : on passera la journée à la maison, comme si c’était mercredi. Ou un dimanche pluvieux. Et réfléchir encore, plus tard. Faites qu’il pleuve.


Cette photographie, un lointain souvenir, aperçue où ? Et cette étonnante spontanéité : toi ? moi ? Bébé à l’aube de ton deuxième hiver, tête renversée en arrière, quenottes aux lèvres rieuses, paupières plissées serrées, nez froncé. Boucles en diadème au front, le front lisse et grand de tous les enfants du monde. Et celui (ou celle, il faut bien l’envisager) qui a fait ce cliché se sera aussi donné la peine d’en faire effectuer un agrandissement. Papier glacé, noir et blanc, hauteur dix-huit centimètres. Moi, j’ai ça, cette photographie de toi. Petite. Un bonheur minuscule. Et je ne sais qu’en faire.
Décrire. Nommer. Une énigme : moi en enfant radieuse dans un lit d’enfant. Je ne vois pas tes mains. Je ne me souviens pas de mes mains. Du petit lit-cage, lit-cercueil, lit-casier,  non pas berceau, plus grand, un châlit rectangle, ses pans de bois plein, contreplaqués d’acajou peut-être, surmontés sur ses longueurs, du dossier au chevet, d’une galerie ajourée, je me souviens ; de ce treillis de rotin entrelacé, ici traversé par le rai de lumière, lui-même haché par les répétitions des ogives en berceau (claire-voie ?), je me souviens. Mais de tes menottes, pareilles à celles vierges et douces de tous les enfants du monde, de tes mains minuscules attachées à la pénombre et que l’oblique blanc tendu depuis les rideaux disjoints ne révèle pas, qu’en est-il ? Comment vas-tu faire sans mains ? Que puis-je nommer qui les aura escamotées ? Quels mots, dans quels dictionnaires ou encyclopédies ? La claie d’osier à laquelle tu t’agripperais : osier ? Rotin, saule, salix alba, triandra, purpurea ? Ce motif de tressage, cœur retourné et lances arquées de tiges emmêlées, quel nom ? Aurai-je confondu ta chair pâle et plus si innocente avec la figure : ogive, voûte, feuille de lilas ? Quel vannier, quel menuisier, quel ébéniste me donnera les mots précis ? Tu serres tes paupières comme des poings, dans tes iris convexes qui aurais-je vu en miroir, qui ? Qui a pris la photo ? Qui connaît le motif qui te prive de mains ? Que dois-je écrire pour l’assemblage de notre corps ? Rai-de-cœur ? Ceci ? Rai-de-cœur ?
Ils avaient quitté le camping avant l’aube, ce dont s’était étonné au téléphone le gardien, Ils avaient même laissé un chèque sous la porte du bungalow de l’accueil. Donc Ils sont ailleurs, elle ne sait pas encore où (tapis à l’angle d’une rue donnant sur la place ou sur la route du Sud ?) Elle tremble encore de sa veille, elle se cloître dans le sommeil. Au tard matin, les petites sont venues la rejoindre dans l’antique lit de fer à feuilles de laiton, boutis rouge défraîchi, elle avait fini par se réfugier là. Une cage de fer boutonnée de cuivre, du drap un peu rêche, porteurs de la pérennité d’une consolation, donnée à maints corps couchés précédemment là, inconnus et anonymes, pareillement tourmentés par des tristesses peurs vicissitudes, enfantements ou morts. Les petites filles jouent, au toboggan, au trampoline, à la caverne des monstres, à la bataille de coussins, leurs odeurs sucrées et animales leurs cris faussement apeurés raniment, apaisent.
Aujourd’hui on dirait que ce serait dimanche. On se lève en trois bonds, on prépare un petit déjeuner de fête, il n’y a pas de pain mais de quoi tourner des crêpes à faire sauter jusqu’au plafond, du chocolat fouetté et crémeux, du café bien fumant. Le ciel est gris, indécis, une matinée couverte de presque juillet, ce qui dispense de sortir, on reste en chemise de nuit et chaussettes, on fait des animaux en pâte à sel, des glissades sur le parquet bien ciré. Les fenêtres closes les persiennes gris-bleues tirées, la lumière reste douce sur les ocres des murs. On regarde Fantasia, on vide l’armoire de tout son linge, on le déplie le replie, on le trie on le range, on se déguise aussi, on danse en chantant « Esmeralda ». Il pleut, une odeur de bois de pavé mouillés, on peint les animaux en pâte à sel, on enfourne un quatre-quarts au chocolat, on prend toutes ensemble un bain avec les canards en plastique jaune, on joue à la baleine on bulle, on sort du bain et le gâteau du four, on joue à cache-cache, on regarde bouche-bée Cendrillon de Maguy Marin, en se tresse des nattes, on dîne de coquillettes au gruyère, on joue on triche aux cartes, le soir tombe sur la veillée, on lit TomTom et Nana, on s’affale avec le gâteau devant un dernier dessin animé : bonhomme né d’un trait blanc, crayon houspillé par la silhouette qui baragouine qui s’indigne, qui va, parti, Ils sont partis, le Père est parti la Mère sur ses talons, la Mère pour une fois muette les yeux rivés au parquet, son petit sac à main pressé contre son ventre, soudain Ils n’ont plus ri, pourquoi, à quels mots ce silence, le Père part, la Mère muette, le Père oui, non, le Père oui ou non.
Ce n’est pas Elle n’est-ce pas, ni son époux qui auront pris ce cliché ? Quel hasard leur aurait donné grâce soudaine, d’un cadrage, d’un jeu de clair-obscur, d’une focalisation qui non seulement pointent sur toi, mais aussi qui suggèrent quelques goûts, talents ? Eux qui, indépendamment et chacun avec tout autant de velléités, élaboraient, concernant donc Elle, ses photos de famille mises en scène et vierges de tout naturel avec sourire obligé (mets un pied sur ta trottinette, montre ta sœur, souris, souris !) ; infligeait, quant à Lui, en conférencier d’interminables et obligatoires soirées, des diaporamas orangés et flous ? Quel hasard leur aurait donné grâce soudaine ? Qui est l’auteur de la photographie ?
Elle a fait appeler par une amie, un canular, « bonjour, ici les cuisines Mobalpa, oui, les cuisines… Mobalpa, voulez-vous bien, répondre, oui, à une enquête de satisfaction ? » et la Mère avait répondu d’une manière toute avenante (!) a dit l’amie, toi alors !  Bien, ils sont loin. Fuite à l’envers réussie. Elle pousse les persiennes gris-bleu et le ciel est encore plus bleu : sortons. Allons à la pêche sur les bords de la Moselle. Allons à l’école, au travail, à la montagne des Vosges, aux fraises aux groseilles aux mirabelles, à la Saint-Nicolas aux feux du quatorze juillet, aux cimetières des poilus cueillir les coucous, dans les bois ramasser les trompettes, les jours, les mois passent, allons à la mer de Bretagne, allons sur scène, oui sur scène, puisqu’il est nul et non avenu le regard du Père. Qui ne serait pas peut-être bien le vrai père, mon père oui ou non, non, qu’ai-je de cet homme, menaçant, vantard, possessif, marionnette agitée, oui, par La Mère : l’honneur et le sang brandis à contretemps, dans le but, oui, équivoque, de noyer le poisson, un mouchoir par-dessus, laisser étouffer dessous. Passent les ans à détricoter en silence, à reconstituer depuis les bords de la Moselle le puzzle de l’enfance sans grâce entre cuisine et grenier, honte enfermée, peur, et vengeance, mais de qui de quoi, cette colère et cette haine à Eux deux et le mouchoir par-dessus ?







Serre tes paupières, des poings fermés sur ton ravissement minuscule. J’ai fait la musique pupilles fixes, j’ai fait l’enfant yeux baissés, j’ai fait l’amour regard au mur.

Juillet 2000


Un été, la jeune femme se décide, elle veut collecter les sous-textes originaux des messes basses parentales, alors elle va, elle va dans le Sud, dans la nouvelle maison neuve des Parents, et debout dans la garrigue devant la fontaine à bras elle demande au Père pourquoi, pourquoi pas d’école, Il répond Respecte ta Mère elle est instruite, elle demande pourquoi, pourquoi la distance avec la famille, tous des cons Il dit, mais toi elle insiste, pourquoi, pourquoi pas d’école pour nous, Il siffle dans sa moustache met un mouchoir par-dessus, avec tout ce qu’on a fait pour vous, viens pas mettre ta merde. La Mère les a vu en discussion depuis la fenêtre de Sa cuisine, et pour une fois Elle sort, Elle descend l’escalier arrière, Elle avance jusqu’à eux Ses pieds cherchent des espaces entre les touffes de thym, la tête penchée sur le côté les yeux mi-clos Elle tortille un torchon sur Son ventre, Elle couine Jean-Marie, Jean-Marie.

Alors elle va. Elles vont. Toutes trois dans le Sud elles continuent les visites, il n’y a pas de mal à ça, elles vont voir la famille, la fameuse putain de famille (sic) puisqu’elle est graine de, et de toute façon, personne d’autre : les oncles la tante paternels. Un par un et ils ne sont plus que trois. Elle mène discrètement l’enquête, ne pose pas de questions directes. Elle fait la re-connaissance tour à tour d’une bonne sœur et de deux hommes tristes et seuls qui regardent avec effarement et joie cette nièce grandie en mère célibataire, cette ancienne petite qui recevaient leurs lapins en chocolats et le Noël des tontons avec un inaudible merci, et dont on s’irritait, pour le peu qu’elle disait, de ce qu’elle n’aille à l’école apprendre à faire au moins deux phrases correctes (mais ça ne nous regardait pas tu comprends, nous, on n’a pas eu d’enfants). Elle est en colère, et elle a honte. Elle les a aussi en pitié. Elle commence à les aimer. Au troisième oncle elle ne songe plus à poser la moindre question.




De moi à toi, je te dis la suite, bébé-fille. Pour me croire sache que je scrute encore les poussières étincelantes des rais de lumière, le tourbillon lent des particules. Sache que tu quitteras le boulevard Staline et la pièce aux rideaux tirés sur le jour lumineux, et le lit d’acajou à claire-voie d’osier en berce, et le regard du photographe ; sache que s’enrayera l’enfance petite, que tu rentreras dans l’obscur questionnement, à t’arracher de tes propres mains inutiles ces boucles brunes et tu deviendras alors sans front, sans l’innocent front des tout-petits, sans plus l’innocence muette et anodine des tout-petits sans paroles. La Mère couvrira ton crâne en parti dénudé d’un foulard noué sous ton menton. Le contact brutal de ses doigts quand Elle serrait les pointes du tissu.
On va à la mer, au marché, au cimetière. C’est lui, le troisième oncle qui les emmène après les avoir installées comme trois reines dans des chambres vides et blanches, à courtepointes piquées, après encore les avoir rafraîchies d’orgeat glacé et vaporeux.

Polo blanc, un carnet un stylo dans la poche poitrine, pantalon clair, montre, lunettes de pilote, rides, rires.

À la mer on contemple par-dessus nos huit pieds alignés sur un lit de coquillages de graviers rouges de verroteries minuscules polies par le ressac léger, on contemple la baie, les parcs à moules rouges, les cabanes et les bateaux de pêcheurs, là à quelques brasses, et on se baigne dans l’eau lourde et salée, bruissante.

Au marché, on achète des pizzas qu’on dévore sur la terrasse de la maison blanche et brune, des guêpes ont fait leurs nids dans des trous à même la terre brûlée du jardin. On ne marche pas pieds nus. On ouvre des albums de photographies, les voyages en Italie, en Russie, les chantiers navals, les camarades, des fratries posent devant les platanes, l’ombre sous le soleil blanc fait de leurs yeux des cavités noires, les mentons pointent fiers, les couleurs fades gagnent au fil des décennies en contrastes ; la jeune femme reconnaît ses filles, elle-même bébé dans un petit lit de rotin, et ses filles, des pages ordonnées d’elle-même et de ses filles.

Au cimetière on cherche, où gisent les cousins les disparus les exilés venus par Pise Livourne Marseille, leurs noms et dates semés sur les dalles blanches et grises, le ciel est d’un bleu cru, le vent se fait glaçant, on a la chair de poule. On s’abrite dans la villa, on visite le cellier digne d’un magasin d’antiquités, on hérite d’assiettes, de lustres, d’une balalaïka, on visite le cabanon secret derrière la maison et elle reste bouche bée : des livres de peintures et de photographies, des sculptures, des toiles entassées dont on ne voit que l’envers. Le soir et le vent tombent, on va tous ensemble chez la tante Juliette, que bella, dans son appartement du septième étage, vue sur la rade, c’est le dernier soir, on chante des airs d’opéras après la pasta chuta et les gelati. On est heureux. On ne dit rien. On rit et se tait.

Puis on se quitte.






De toi à moi : rai-de-cœur et une clôture. De moi à toi : les jeux dans les rais de lumière tendus, sans rien voir, yeux fermés plissés. Déplacer les volutes de poussières, difficile de les saisir, du vent, créer, rien, des cordages des câbles des amarres pour le retour, un jour, du photographe ou une greffe de nouvelles mains.

On attend. On a le temps.

On ne se téléphone que peu, on ne s’écrit pas, on garde les apparences par accord tacite, des amoureux clandestins, on se donne rendez-vous, légers, une fois par an.

Pulvérulence ténue des cordes insaisissables tendues dans la lumière.

Poussières. Tout ne tient que dans poussières.
Avril 2009


Et puis un jour Lui, dit au téléphone : que Son frère est mort dans Ses bras à Lui et qu’on le mettra dans un caveau provisoire de la mairie, qu’après la réduction de corps des vieux parents le transfert au caveau familial aura lieu en novembre. Elle, dit : qu’Elle s’en occupe Elle de la cérémonie : «communiste mais croyant : donc église, ne confondons pas social et religion ». Eux ensemble ne disent pas : le jour le lieu l’heure des funérailles. Juste qu’il était mort dans les bras de Lui. Pour ne pas avoir à dire : devant Lui. Il ajoute : et maintenant Nous avons ses clés.

Eux disent ça. Mais ne disent pas combien Ils sont soulagés, de quoi, de ce que je sois immobilisée à 900 kilomètres depuis le jour l’heure de sa mort ? Leurs voix au téléphone exultent et tremblotent, ne disent pas aussi combien Ils ont peur que leur tour ne vienne bientôt, et puis Ils ont les clés de sa maison.
Je n’ai plus de compassion. Ils vivent comme Ils mentent.

Moi je sais : qu’à la saint Fidèle jour de sa mort celle-ci m’a hélée et que la voiture qui m’a percutée ce même jour a endommagé mon corps en miroir. Sa jambe pour la mienne. Sa droite pour ma gauche. René-Pascal pour Pascale renaît.
Lui, disait toujours : mon frère est un con, un fainéant. Elle, disait : sale esprit de Rital, coco, droit de cuissage, baisse tes yeux les mêmes que les siens yeux de chat, le buffet la table les chaises de ses propres mains pour cadeaux de mariage, saloperies. Moi, ancienne petite fille, je dis : l’obligation de le vouvoyer, les tête-à-tête interdits, la terrible dispute dans la cuisine, la Panhard verte, les lunettes de soleil « aviator », le pli de son pantalon clair, son sourire moqueur de gamin turbulent, sa voix métallique ses mains d’ébéniste, ses sculptures, ses peintures, ses voyages, ses livres, ses photographies, puisqu’un jour il avait ouvert, pour moi pour nous seules, le cabanon derrière la maison. Et je l’entends encore, «Pasqualina» m’appelait-il ces étés-là trois/quatre tout au plus, et mon corps en redevenait entier.
Que s’est-il passé, la corde tendue dans le ciel de moi à lui, de lui à moi, entre nos maisons, entre Lorraine et Sud, que s’est-il passé pour que s’évanouissent le rai de lumière, le photographe ? Par une égratignure rien de plus, un mois de lutte déjà avant que je ne sache. Qu’on lui avait été coupé l’orteil droit, puis le pied droit, puis la jambe droite au-dessus du genou, que la douleur l’agitait, alors ils l’avaient attaché aux montants d’un lit d’hôpital dans une ville au bord de la mer. On avait supprimé ton téléphone, tu ne pouvais m’appeler, je ne pourrais t’appeler, la morphine t’assommait, je préparais mon voyage à ton chevet, tentais de me libérer et je te voyais te réduire, t’écourter, de jour en jour, t’effacer, d’heure en heure, disparaître, je courais je filais dans la rue vers la gare, l’image fixe noircissait, et ta chair avec, noire.
Noir. Crâne frappé à l’asphalte, douleurs violentes, l’éclair rouge sigle Citroën, à hauteur de ma jambe gauche, passage piéton, la voiture fauche à la pliure du genou, déboîte la hanche, soleil. J’aurais dû supplier, menacer, dire la vérité, exiger la vérité, me battre avec mes poings. On m’a tenue au sol, enserrée le cou, immobilisée, traînée dans les couloirs d’un hôpital si loin de la mer, ma pensée ne te quitte pas, la douleur non plus, nous voyons au plafond le même défilement de néons de dalles carrées en plastique gris, nous sanglotons dans nos lits à barrières chromées, esseulées, le même jour de la saint-Fidèle. Nous sommes face à face, nos corps en miroir, celui qui a perdu sa jambe droite et celle qui est démise de la gauche, celui qui expire et celle qui reste le souffle court, celui qui a gardé la photographie et celle qui s’en souvient qui pense à toi à ta grande lassitude à ce visage en escarboucle dans ce lit d’enfance en acajou et osier, claire-voie, rai lumineux, clair-obscur couché sur la surface glacée par, cette photographie par qui, si ce n’est par celui qui reposera avec, en coin, son sourire de garçon turbulent.
Regarde, avec les pleurs me sont venus des mains et des mots, et je dis, tu es tout seul dans le caveau provisoire de béton, tu as froid, le soleil d’avril pourtant sur le cimetière blanc, la jambe droite du pantalon, sans faux pli, en creux, mon père en creux, nous reposons chacun avec cette absence de chair qui entrave la marche, sur l’épaisseur d’un satin synthétique ta chair noircie et sèche, de toi suis-je, le plié des draps rêches sous ma hanche ma jambe, je ne savais pas que j’attendais autant, que je t’aimais autant.
Dis-moi quelque chose. Eux fouillent ta maison, Ils ont pris les clés dans ton chevet à l’hôpital, Lui, cherche des papiers, ouvre des tiroirs, qu’Il force, Elle aussi, Elle ouvre les placards, les portes, même celle du cabanon et voilà, sûrement, Elle les voit, Elle est toute raide, blême. Deux traits obliques de corpuscules étincelants tournoient.

Caillou