Station
IV
Paris,
juin 1985
Avec
l’Arpeggione Solange, pour la dernière fois je fus
musicienne, la dernière et la première. Quatrième étage d’un
immeuble haussmannien, portes fenêtres hautes et vitrage dépoli sur
balcon long et étroit, donnant en biais sur le parc Monceau, ses
marronniers et peut-être même, en se penchant un peu, sur la tour
Eiffel dans l’air à peine bleui. Musicienne une seule et unique
fois, pieds nus, dans le jardin de votre extraordinaire tapis
oriental pourpre. Souvenez-vous : la sonate, le piano quart de
queue caramel, le dandy en velours vert.
Avec
le corps que vous m’aviez enfanté, Solange, corps de violoniste
cramponné à son alto comme à l’anneau d’un mélancolique port
et cependant, le miracle, la rencontre, l’arpeggione.
Souvenez-vous,
bien avant la sonate, suivante muette je venais, par passivité ou
obédience, au conservatoire tout près de la mer, j’avais quinze
ans, je m’asseyais, j’écoutais, anonyme et sœur de, de leçon
en leçon sur une faim, de votre douceur, votre voix-violon soyeuse,
élégante. Je perchais mon corps sans grâce sur une chaise, dans un
même déplacement raide et enchevêtré de mes vêtements stupides
encore choisis par Elle qui, dorénavant, vous détestait. Mais ceci
était invisible.
Un
jour, comment, je devins votre élève clandestine. Vous descendiez à
peine du train de nuit, Paris-Vintimille, puisque professeur aussi à
Paris deux jours par semaine, et j’apprenais ainsi qu’il était
donc possible pour une femme d’aller et venir, de vivre sans mari
ni enfants à soi, vivre pour un art, une grâce. Vous me donniez de
votre temps, pour rien, une paire d’heures contre rien, ou contre
mon inaptitude à la vie, à la douceur, aux pleins. Centimètres par
centimètres, vous me réincarniez, muscles peau tendons, échine,
épaules coudes mains, cage d’os pulmoneuse, vous me rééduquiez
comme des suites d’un accident de naissance. Par l’apprentissage
de l’équilibre, des simples gestes binaires tirer-pousser,
ouvrir-fermer, démancher, marcher ; des combinaisons possibles,
double triple quadruple infini des combinaisons rythmiques, tracé
par l’archet ; des dextérités quatre doigts quatre cordes,
multiplicité et agrégats des sons, et ceci surtout, les sons, un
son, celui-ci même, qui est le mien encore aujourd’hui, mon propre
son, ma propre voix. C’était un écorchement à rebours, de l’os
à la peau et non sans douleurs mais bien de celles que l’on
appelle, espère, de ces douleurs qui témoignent d’une progression
et puis soudain le point d’équilibre, l’ajustement, l’oxygène
qui gonfle les nervures, l’envol. Et je « sonnais ».
Mon corps sonnait, mes os, ma carcasse, mon crâne. Alors quelque
part à la jointure du cœur et des entrailles, la matière rompait
et un sang tiède affluait, roulait le son comme d’une boule molle
et transparente et nacrée, une matrice veinée de bleue, une densité
marine pétrie par le vent.
De
retour dans mon grenier, ou dans la salle d’eau, je répétais le
processus, cherchais, forçant mes sens à une meilleure mémoire
tactile et gestuelle. Quand les vibrations s’épanouissaient,
j’abandonnais peu à peu la vitesse, la rythmique, la battue du
cœur, je m’arrêtais, fascinée. Cueillis, ratissés dans tous les
interstices intérieurs du corps, coins, recoins, les mots devenaient
presque audibles. Cette enharmonie cependant s’éloignait déjà en
cercles concentriques et j’en guettais trop longtemps les échos
dispersés dans le silence. Si quelques mots dans ma tête
s’appariaient, d’autres manquaient, laissaient des blancs. Chaque
vendredi, un peu plus de chair, de liant, que j’explorais toute la
semaine suivante sous un apparent mutisme puisque face à Elle,
continuer à baisser les yeux, rester invisible, insonore.
Depuis,
j’ai trop de mots, Sol, trop d’os, trop peu de peau, ma chair est
roide.
En
jouant l’Arpeggione, les pieds en terre dans les entrelacs
de votre jardin pourpre, ai-je vibré, Sol ? Ai-je vibré d’un
vibrato d’une expression, oui je sais que oui, dans la musique de
Schubert j’ai reconnu des mots à moi, une musique toute proche de
ma voix à moi qui est dans ma tête, ma voix d’alto sage et voilée
et mélancolique, les mots devenaient musique. J’en aurais presque
ri, mais non, à peine la chair d’un sourire, et déjà la reprise,
da capo, et ses mains à lui, pianiste en velours vert, n’avaient
plus qu’à me ravir. Une méprise.
J’ai
tout oublié, Sol, le travail inachevé, la mise en chair de l’alto,
la quête des mots, la musique en résonance. Retombée dans la
passivité, l’obéissance, l’habitude de l’obédience, c’est
cela oui, l’obédience à un dandy en velours vert. Je suis tombée,
Sol.
Et
ici à Paris, longtemps après, dans ce café-brasserie en devanture
de trottoir -autobus, foule-, le conservatoire à deux pas, gare
Saint-Lazare, l’agrégat d’horloges « Heure de tous » ;
dans ce vacarme sale où j’ai honte de vous avoir conviée, après
que le dandy m’ait abandonnée, à la table carrée aux trois pieds
bancales sur le carrelage poisseux, mon cendrier souillé et ma tasse
de café avec sa coulure ignoble, votre Vittel-grenadine, mes
escarpins insolents face à vos ballerines confortables, mes yeux
trop maquillés et votre doux regard myope ; et vous dire
Solange, j’arrête, j’arrête l’imposture, j’arrête la
musique.
Et
taire le reste. A cause du vide. Je suis vide Sol, morte à la
musique, épuisée, toujours la peau manquante pour devenir apte à
aimer, à vivre, à dire. Je fuis, je pars. Ce corps insensible au
plus offrant, je le jetterai autant de fois que nécessaire contre la
grande porte du couloir, je n’ai pas peur des coups. Pardon, pardon
de vous avoir fait perdre de votre temps, alors que votre voix-violon
si élégante. Je me tais, écoutez-moi Sol, j’espère tant que
vous prendrez ma main, mon bras, que vous me retiendrez.
Six-Fours-les-plages,
septembre 1975
Tu
es, nue, en culotte de garçon, tu attends. Du couloir, en bas,
montent des gammes.
Tu
te tiens une fois de plus, nue, à la fenêtre du grenier, face à la
ruelle qui monte à la petite place dominée par ta maison gardée
par le chien et les gammes. Et tu attends.
Tu
te tiens presque nue en petite culotte en cette fin de matinée sous
les tuiles tièdes de septembre, face à la ruelle empruntée par les
cartables, les sacs de pain, les lettres dans la sacoche, le pied bot
de la vieille Mme Angèle. Même si ta culotte est ce slip kangourou
blanc plutôt qu’une petite chose mignonne avec un liseré de
dentelles.
Ta
sœur, en bas, au violon.
Si
seulement tu savais chanter, siffler, crier, jouer, danser et
attraper d’autres yeux que ceux des petits oiseaux piaillant à
hauteur de la lucarne dans les branches du mûrier blanc, ce pourquoi
tu les entends si bien, et qu’une bonne fée passant par ici à
cause de cela –les chants, les danses- te dotais de la beauté, de
la grâce ou de l’intelligence.
Ou
si la boulangère, cette fois enfin, ne recomptait pas à l’entrée
du fournil les pains pour les livraisons, ou si le facteur, à pied
et sans retard sur sa tournée, grimpait avec plus de nonchalance la
ruelle, poussant son vélo bâté, tandis que les bonbons achetés
tantôt à la boulangerie passent de mains en mains entre les
écoliers, mais au ralenti, en silence, à cause du violon et des
oiseaux.
Et
si, alors, le pied bot de Mme Angèle se trouvait miraculeusement
guéri, à mi-chemin de la montée de la ruelle, pour le recul c’est
bien, et donc Mme Angèle, stupéfaite, ne pouvant que lever les yeux
pour remercier, les yeux et les bras au ciel, avec de ho des ah
inaudibles à cause du concerto de Mozart et des criaillements des
oiseaux, et tous les autres, la boulangère le facteur les écoliers,
interdits, suivent son regard.
Et
quelqu’un, donc, par la même occasion, s’arrête, lève les yeux
et t’aperçoit, jeune fille en culotte blanche, immobile et nue à
la fenêtre du grenier de la maison sise sur la placette, toujours
gardée par un chien féroce et les aigus du violon. Et dans sa
stupéfaction –une jeune fille, là-haut ? ou bien cela se
passe-t-il avant, l’une ou l’autre de ces années précédentes
pendant lesquelles tu es une petite fille ou une fillette immobiles à
la fenêtre du grenier - ce quelqu’un se fige de surprise (feinte),
s’anime, interpelle l’un, l’autre, (ou détourne le regard) et
les voici étonnés (complices), discutant : mais non, il n’y
a pas de filles dans cette maison et encore moins dans ce vieux
grenier (ne voient rien, n’entendent rien, ne savent rien). Mais
voici le concerto fini et les oiseaux se concentrent, ils t’attrapent
des yeux pour que tu restes statufiée à la lucarne. Si bien, petite
fille ou jeune fille que tu es, si bien qu’on fait appeler
l’inspecteur d’académie les pompiers, le maire, les gendarmes,
la directrice de l’école.
Mais
il n’en est pas ainsi. N’en sera jamais ainsi. La rentrée des
classes pour toi comme pour ta sœur n’a pas lieu, ni cette année,
ni les précédentes, ni les prochaines. Non plus les cours dans la
cuisine comme à l’accoutumée. La mère demeure désormais
rencognée dans sa chambre ou devant la télévision avec son
dernier-né. Et ta sœur encordée à son violon dans le couloir. Toi
te voici a faire seule sous les toits tes devoirs par correspondance,
polycopiés bleu ou jaune du Centre National de Télé Enseignement
que le facteur livre rarement à temps, les jambes tremblantes,
manquant laisser au chien furibond bien plus que ses pinces à
pantalon. Les collégiens n’ont plus de goût pour les bonbons et
prennent d’autres chemins. Mme Angèle a emporté son pied bot
ailleurs, sa maison est fermée. Tu lis comme tu respires, en
cachette, les livres alignés sur des planches dans l’escalier qui
monte au grenier. Tu n’entends plus le violon. Des livres de poche,
des livres interdits que tu dérobes et replace un par un :
Angélique, Konsalik, Guy des Cars, Pearl Buck, Slaughter. Aussi, tu
te dégoûtes. Tu ne portes pas encore de soutien-gorge pour la
raison que tu n’oses le demander à ta mère, si bien que
l’angoisse t’étreint de ce que tes seins ne se déplacent vers
ton nombril. Tu t’examines, nue, en culotte kangourou devant la
fenêtre du grenier. Tu sais que le soleil de septembre un peu avant
la onzième heure s’éblouit lui-même sur le vitrage, que
l’apprenti de la boulangerie sort à son heure les sacs de pain.
Et
voici qu’il apparaît enfin. Et lève les yeux vers la lucarne
bleue derrière laquelle chacun sait, dans le quartier, que grandit
là une fille sans l’avoir jamais vue plus de temps qu’il ne lui
faut pour empocher la monnaie, rendue erronée exprès en petites
pièces, tu ne recomptes pas, demande la boulangère, sais-tu
compter ? Ni plus de temps qu’une course désarticulée, en
bout de laisse derrière le chien énervé. Ta mère découvre les
hypermarchés et commande aux 3 Suisses un congélateur. La
violoniste, dans le couloir, répète à l’infini un trait ardu.
L’apprenti a baissé les yeux, aveuglé par le reflet du soleil sur
la lucarne. Les oiseaux piaillent dans le mûrier blanc, les octaves
stridulent. Tu ne sais plus quoi attendre.
Le Fontanil, juin
2008
Oui,
Roger c’est lui sur les papiers dans l’annuaire son prénom c’est
Matteotti même après la naturalisation mais tout le monde l’appelle
Roger là voyez il montre ses papiers Matteotti Joseph né le
21.03.1930 à Tarascon il a perdu l’accent pensez depuis le temps
il a pris celui des montagnes.
Une
idée de son pauvre père ce prénom Matteôtti (il accentue le O)
c’est connu en Italie Matteôtti communiste assassiné par les
fascistes son père avec sa mère ils étaient jeunes mariés ils ont
juste eu le temps de se sauver de partir la maison les oliviers ils
ont tout quitté en une nuit sa sœur Juliette vous raconterait mieux
que lui, la maison non mais elle existe toujours ils sont allé
la voir avec René.
A
Buti la maison de son pauvre père elle est habitée.
Sa
sœur Juliette c’est la mémoire de la famille c’est l’aînée
elle sait tout elle nous raconterait elle les bombardements sur
Toulon et les Chantiers lui il était petit ils ont été évacués
ici, c’est pour ça qu’il s’en souvient moinssss (en Isère on
prononce le s).
Sa
nièce c’est aussi sa filleule il est son parrain.
Un
peu fatigué mais ça va on lui a mis une sorte de ressort dans le
cœur une opération alors lui, un lit une cuisinière deux chaises
une table la télé et un fauteuil ça va et le téléphone au cas où
c’est bon comme ça oui on va s’asseoir ça va ça va.
Les
héritiers ils ont enlevé les meubles les bibelots ça fait plus de
soixante ans qu’il vit à moitié ici alors il sait il y en avait
des choses alors ils ont dit qu’il pouvait rester dans la maison
d’Hélène en attendant ça l’entretient au moinsss, sauf le
jardin le potager là c’est du travail avec son cœur alors les
pots aussi ils sont partis Mme Henry les soignait ils étaient beaux
et puis un jour la glycine aussi le fils Berthelot il l’a coupée
et le tronc gros comme des cuisses entortillé sur la tonnelle on a
dû scier pour l’arracher pensez donc il dit ça fait propre
maintenant.
Hélène
oui Madame Henry c’est sa maison.
Il
fait des mots croisés des mots fléchés les courses c’est à côté
du fromage du pain le tiercé non il ne joue plus ah elle se souvient
oui il avait un porte-clés avec un poinçon pour marquer les numéros
de PMU.
Ah
moinsss les amis on vieillit la télé ça tient compagnie.
La
petite elle passée il y a quelques temps elle est grande maintenant
son baptême il s’en souvient bien une poupée il l’a gardée
dans ses bras toute la journée toute bouclée sa petite robe blanche
et après pas souvent non lui il était loin le tonton de Grenoble le
sportif vélo ski montagne il descendait deux trois fois l’an avec
l’Ami 8 puis le Volkswagen orange voir sa vieille mère aussi alors
il n’a pas vu grand-chose.
Les
vieilles histoires lui il est loin de tout ça il ne veut pas
d’histoires.
Elle
est passée un peu vite deux fois la deuxième elles ont dormi ici
ses filles mes petites-nièces elles sont belles Tonton Roger elles
disaient et puis pareil elle a demandé s’il savait qui et il lui a
répondu en tout cas ce n’est pas moi il le redit ce n’est pas
moi parce que la belle-sœur non vraiment mais ma sœur Juliette elle
doit savoir elle sait tout sur la famille.
Qu’est-ce
que vous voulez il dit.
Il
sait bien elle n’est pas allée à l’école sa belle-sœur leur
faisait l’école si elle avait le droit que c’était permis alors
que lui il n’est qu’un ouvrier de chez Thompson à Grenoble les
téléviseurs Thompson.
Il
ne les voyait pas souvent mais son frère était instruit ingénieur
aux Chantiers il savait mieux que lui qui n’a pas eu d’enfant.
Il
dit, on ne pouvait pas parler.
Il
se souvient un jour c’était en juillet 70 il avait fait les
courses pour sa mère il faisait très chaud il va se baigner en
passant pas loin de chez eux alors sur le retour il s’arrête pour
dire bonjour il se dit mon frère va rentrer des Chantiers il est
vers midi elles sont dans la cuisine les deux petites font leurs
devoirs la belle-sœur la leçon le repas.
Il
réfléchit il dit elles ne jouaient pas ces gosses.
Il
ne sait pas ce qu’il lui a pris la mer le sel ça gratte ça brûle
sous le polo alors pour leur laisser finir la leçon pour pas
déranger et parce que tout ce sel c’était insupportable il a
demandé s’il pouvait utiliser la douche et après il sort de la
salle d’eau et il n’y avait plus personne ni dans la cuisine ni
dans la maison ni devant la maison personne.
Il
a attendu un peu puis il est parti.
Comme
un voleur un criminel.
Il
ne sait pas pourquoi.
Non
Madame Henry il ne lui en a pas parlé elle était déjà âgée et
il ne vivait plus ici mais à côté un petit studio deux maisons
plus haut puis il est revenu à la fin et maintenant il est là pour
quelque temps la nièce de Mme Henry lui a donné comment est-ce la
jouissance c’est ça la jouissance de la maison Madame Henry il lui
disait ne vous inquiétez pas je suis là.
Roger
c’était le prénom du fils d’Hélène Henry mort avec son mari
pendant la guerre.
Pensez
donc il est arrivé il avait une dizaine d’années un convoi en 43
sur le quai de la gare de Grenoble une femme maigre toute en gris
elle lui a dit viens mon petit je m’appelle Madame Henry Hélène
Henry et il dit on a pris tous les deux l’autocar on est arrivé
ici par la cour cimentée il y avait les pots de fleurs la glycine le
ruisseau la montagne vous avez vu ça n’a pas changé la montagne
penchée sur la maison.
Il
est resté là.
Mme
Henry est décédée l’an dernier.
Elle
portait des chaussons de feutre des silencieuses elle parlait
doucement il dit il faut faire attention les vieilles histoires il ne
croit pas même s’il est le parrain mais il y a des choses surtout
à la tombée de la nuit il met la télévision il ferme bien les
volets et il montre au coin du seuil un petit quartz.
Pour
chasser Belzebuth il dit, au moinsss les mauvaises choses n’entrent
pas.
Paris,
juin 1985
Son
regard de fureur, son regard de fureur de haine. Dire haine, qui
croirait, qui ? Jusqu’à dix ans, de rien les enfants se
souviennent, après : mensonges, te rendre intéressante. Baisse
tes grands yeux.
Tu
as vingt-trois ans, tu sais maintenant lui faire baisser les siens.
Tu n’as plus de cœur. Mais sa chair encore dans ta chair, vos
paupières un peu lourdes, les tiennes vieilliront au plus près des
siennes, héritées de sa propre mère, tu en as la nausée.
Tu
évites ton reflet dans les vitrages des devantures, des autobus, des
rames de métro, des trains, tu vis poursuivie par sa chair incrustée
dans la tienne, dans les miroirs des cabines d’essayage des
rétroviseurs des lavabos tu t’abstiens aux contours ou aux détails
ou aux pourtours. Dans ton reflet quelles traces d’Elle ?
Gommer
chaque matin les ressemblances, l’hérédité, l’héritage.
Nichés dans quels traits, quelles rides, quelle moue des lèvres,
quel regard ? Dans son sourire, NON, pas son sourire, son faux
sourire des photos, son sourire pour dehors, dents découvertes, son
sourire voyez comme elle les aime ses enfants, voyez comme aussi elle
vous aime de toute la tendresse infinie possible que depuis les
hauteurs de sa grande supériorité intellectuelle elle daigne faire
cascader jusqu’à vous.
Tu
ne souriras plus, tu ne souriras plus que lèvres jointes.
Modeler,
remodeler, accentuer sur ta figure ses traits pour en constituer le
relevé, puis les arracher, les arracher de ta figure. Allez,
courage, regarde-toi, reproduis son visage à Elle, pour toi, rien
que pour toi, le visage d’Elle au secret des quatre murs deux
portes de sa maison, de ta maison d’enfance. Tu es loin, ne crains
pas, reconstitue, réinvente, oui, prends-le comme un exercice
d’improvisation, faire le chien, la poule, l’éléphant, tu sais
bien, fais la mère, fais ta mère. Ton corps tu le tiens, maigre et
anguleux, musclé, sur le corps tu as bien travaillé, mais le
visage, attention, le visage. Regarde, regarde-toi, maintenant, c’est
la nuit, le noir fait le tain des vitrages, tu as le temps, train
Corail Vintimille-Paris, neuf heures pas moins : trois quart
face, le nez long et droit, l’épi sur le front, tout ça parle
demi-sang rital, ah ah, tu évites les yeux, pas leurs cernes trop
marqués, ça aussi bien rital, oui mais, les paupières trop
lourdes, surtout si tu rétrécis le regard, oui, un peu plus, comme
ça, son regard de haine, son visage de haine, le reconstituer.
Tu
quittes la place contre la vitre noire, tu remontes le wagon,
emprunte le sas qui conduit au suivant, les plaques de métal se
chevauchent, acier, caoutchouc, graisse crasseuse. Les toilettes
sont libres, porte orange, la contourner sans la toucher pour entrer,
vert, loquet, ça tangue, ça se veut propre mais ça pue, ne toucher
à tien, tenir l’équilibre cependant, avec du papier toilettes
vouloir rabattre le battant sur la cuvette sans succès, se
débarrasser du papier sale sans effleurer les bords du réceptacle
poubelle, ça secoue. Au-dessus du lavabo en alu et plastique gris,
le miroir sous un néon jaunâtre, tu te campes solidement sur tes
pieds. Tu avais instinctivement composé ton meilleur visage avant
d’entrer, prévu le coup. Allez. Tu effleures ton image en
commençant par les contours, tes cheveux bruns dressés façon
néo-punk tirent tes yeux vers les tempes surtout si tu te fixes
ainsi, bien, bravo, par-dessous les sourcils, crayons noirs et bleus
redessinent les globes, le nez un trait vertical, les lèvres presque
effacées par l’angle pris. Où est-Elle ? Courage, courage.
Affronte. Elle ne prend jamais telle posture. Peut-être méchant,
frontal mais pas assez haineux.
Allons.
Exercice d’impro. Le chien la poule l’éléphant la mère.
Quelque chose comme tirer la nuque en arrière, rentrer le menton
dans le cou les épaules, rapetisser les yeux. Laisser s’alourdir
encore les paupières sur les globes, fentes, avaler les joues. Un
rictus. Créer un rictus. Découvrir la canine gauche, dilater les
narines, la bouche remonte encore, retrousser la lèvre. S’aider
des sons. Le chien aboie, la poule caquette, l’éléphant barrit,
la mère injurie. Rital, sale rital, la grosse, sale fille de rital,
sale grosse fille de rital, faux-cul de rital, baisse tes grands
yeux, fainéante, cossarde, pépée, menteuse, pute. Odeur d’urine,
de mauvais savon, un changement de voie déséquilibre, tu cognes
contre le lavabo souillé, tu as un haut-le-cœur de dégoût à
l’idée des déjections des gens dans ces cuvettes lavabo chiottes,
ça brinquebale, un cahot te projettes contre le miroir, tu te
retiens des deux mains au bord mouillé glissant du lavabo tu
détestes tu hais, tu t’en prends au distributeur de papier
hygiénique dont les feuilles rosâtres collent à tes mains humides,
tes bras, miroir je te hais, tu secoues tu bats des bras, rouer,
rouer le reflet de tes poings, des lambeaux rose foncé de cellulose
trempée adhèrent à ta peau, à tes vêtements, aux semelles de tes
bottes, au miroir, le grincement infernal du changement de voie dans
une courbe par la cuvette à moitié obstruée de merde de papier
rose souillé, des remugles de graisse noire et de merde, tu te hais,
tu te dégoûtes, tu La hais aussi, regarde, toi aussi tu sais battre
des bras, des mains, mille bras mille mains, en sueur, glacée,
voilà, tu te hais assez, sous le néon pisseux toilettes du
Vintimille-Paris tu attrapes son reflet dans le miroir, peau
luisante, paupières lourdes et grasses, saloperie, voilà, plus,
bien plus de vulgarité dans le regard, de bêtise, de veulerie,
c’est ça, c’est mieux : c’est Elle.
Miroir,
miroir, dis-moi qui est la plus haineuse ?