Au
loin l’océan. On ne voit pas la plage ni le rivage, barrés par
une dune blanche clairsemée de touffes d’oyats hautes et longues
entre lesquelles, jambes jointes, étendue sur le côté gauche, la
sirène. En attente d’une pluie d’or ou de la visite d’un
demi-dieu, son sourire est espérance pour une translation vers des
jardins embaumés. Son
bras gauche figure une anse. Un appui entre coude et main soutient la
pose sans briser la ligne horizontale des épaules. Le port ni altier
ni modeste affirme une idée de présence – je suis là – qui dit
le retour depuis des rives morbides. Ce à quoi il ne faut pas faire
plus de cas. La nuque un peu haussée, tendue par un effort qui ne
veut en paraître, parle d’une jeune femme avec des parenthèses
certes, mais revenue. Le buste ainsi maintenu, corseté de seul
vouloir, à peine décolleté par le maillot de bain, un nageur une
pièce, donné pour gris, s’offre par cette anse gauche presque
naturelle. On pourrait saisir par là, et poser la sirène sur une
cheminée, un buffet. Le buste sur la droite amorce un recul, un
semi-repli. L’avant-bras a manqué effacer le sein, mais un
ajustement de la pose l’a cueilli recueilli lové dans le gras du
biceps, si bien qu’un certain galbe, mais point trop. Posture
prise, la question du bras (qu’en faire) se trouve résolue par une
disposition traversante, la main droite en pronation, coquillage
tourné chair contre sable, les ongles blancs. Elle implore, cette
main, dessein trahi par une avancée un peu factice, comme projetée,
de nulle utilité quand à l’équilibre du corps. Sans aucune
vulgarité cependant, tout au plus une décence un peu crâne, comme
billet à délivrer à quelques rares récipiendaires par le frère
photographe, futur héraut. Auprès de quelques uns, pas plus, de
bonne famille ou situation. Et c’est bien de cela qu’il s’agit
: il fut par la suite question d’un médecin, d’un tenant de
quelque rare titre nobiliaire et de l’homme du bal.
La taille comme
creux de vague roulante. Ces jambes déliées, genoux et chevilles
joints. Des pieds nus et vierges, baisés par le sable blanc, saouls
de tant de caresses, à chaque pas des milliards de caresses, à
aller de ci de là à la suite du petit pâtre des sables. C’est
ainsi qu’elle le nomme, ce frère petit et mince, joli frère, elle
lui connaît des yeux ourlés de fille, des boucles serrées, des
secrets du désert où une guerre l’aura tenu trop longtemps. Elle
a lu ceci quelque part, sur ces jeunes hommes revenus depuis l’autre
côté, troquant l’uniforme pour des trois pièces cravates, les
cheveux encore ras, quelque chose de sombre dans les yeux qui veulent
oublier. Elle, Elle offre sa peau pâle, l’indéfini de sa longue
chevelure dénouée un jour de plage. Pour une photographie en noir
et blanc susceptible de glisser hors du portefeuille du frère qui
sort beaucoup. Les hasards feraient devenir princesses ou reines.
Chagrinent les cœurs des jolis frères aimants.
Il
y eut donc des rires. Non pas des éclats, mais des rires gênés, à
l’apprêt de la pose pour la photographie, comme au souvenir tout
neuf de l’enlisement de la petite voiture bizarre aux roues
minuscules à flancs blancs, que le frère tenait à pousser au plus
près derrière la grande dune, hors du regard d’argent de l’océan.
Après la photographie il y eut aussi des cris, à cause de la
mitraille glacée rapportée dans sa course par le frère devenu,
dans les vagues roulantes, un jeune chien fou ruisselant. Il aura
joué à la surprendre, elle qui a si peur de nager, qui ne se sera
pas même baigné les pieds à la lisière des flots, là où
moussent et bouillonnent les sucs poisseux. Et il se sera passé
ceci : le pâtre métamorphosé en bête trempée droit sur
elle avec des hurlements guerriers. Et elle se dresse, courir mais
vers où, vers la petite voiture blanche, la plage invisible, et le
frère devenue bête aurait fait alliance, avec quels démons, et
l’océan le talonne, et elle court, c’est le grand effroi, elle
fuit, ce n’est plus un jeu, elle vacille dans les pleurs, dans le
sable bruissant, tombe sous la peau froide et visqueuse du frère qui
l’a rattrapée, pâtre plus si joli, plus si doux, les yeux moins
fille et les lèvres dures sur sa nuque. Il fallut en rire, des
rires cris. Se relever et courir encore, les pieds les jambes se
tordent, se laisser poursuivre, par jeu, fabriquer un souvenir de
jeu. Vent dans la chevelure grise, couleur mauvais sort jeté
attrapé. Une débâcle. Les rires cris hachés par l’haleine
glacée de l’océan. Il n’y a personne d’autre. Rien que
l’océan et le ciel se courrouçant en tentacules, à cause des
cris poussés par une sirène, par le leurre de sa chevelure
d’écaille dessus le sable blanc, par sa traque entre les herbes
hautes, frayée jusqu’aux pleurs par le corps nu d’un jeune
guerrier. Frère, joli frère. Ravissement manqué. Sirène figée et
veille infinie par un héros défiguré.