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Station II, 1

Paris, hiver 1984



J’ai vingt et un ans. Je suis une jeune fille ni paisible ni souriante. Une inexistence. Dans l’exil je suis entrée, sans le savoir, je ne reconnais pas ma propre relégation et la douleur qui va avec : je prends des trains. Le Vintimille-Paris, une seule fois, puis Paris-Bordeaux, Bordeaux-Paris, Paris-Lyon. Lyon-Paris. Des métros, des R.E.R. jamais de bus. Nanterre-Préfecture, Gare St-Lazare, Châtelet. Métro Alésia. Je suis musicienne. Je suis un imposteur.
J’ai vingt et un ans, je n’ai pas de cœur, je me suis enfuie mais Elle ne le sait pas encore. J’ai laissé le petit frère. J’ai abandonné la sœur à Paris, égarée sur un quai de métro, bifurcation, changement de destination, j’habite le lit d’un pianiste. E pericoloso sporghersi. Je ne regarde pas en arrière. La douleur de l’exil viendra plus tard qui prendra derrière les paupières. Le vent, la mer, le ciel cru. Enfin ! Elle sera arrivée la douleur ! Mais bien trop tard.
J’ai vingt et un ans, je n’ai pas de cœur, je me suis enfuie d’Elle. D’Elle qui était revenue cinq ans plus tôt de la ville avec au bout du bras une boîte comme un cercueil d’enfant. Elle avait dit ça, que tu accompagneras ta sœur à son cours de violon, en attendant tu iras en classe d’alto, c’est pas difficile on peut commencer tard et il manque toujours d’altos. Je n’avais pas dit oui non rien dit, pleuré, assise à la lucarne du grenier. Puis j’ai été sage, j’ai appris. J’ai appris par faim d’apprendre quelque chose. Pour aller dehors. Depuis j’en sais un peu plus de ce dehors. Je sais les notes, les gestes, le bois l’acier le boyau des bêtes mortes, la position du corps, la croix à tenir entre les bras ouverts. J’ai pris le car avec ma sœur, j’ai pris des cours au conservatoire, j’ai dû parler à des gens, calculer la monnaie du ticket, solfégier à voix haute. Mais la musique, non. Je sais son écriture et les gestes qui vont avec. C’est tout. Il me manque toujours ce quelque chose, quelque chose à donner. Ou recevoir. Mes professeurs se désespèrent. Ils disent vibrato, ils colorient mes partitions de rouge, vert, bleu, ils soulignent en gras, entourent, annotent, dissèquent : legato, rubato, expressif, expressif !!!! Ils disent même l’amour. Le prescrivent. Alors j’ai aimé. Quand j’aime, quand je joue, je me tais.

Et donc ce rêve récurrent : je suis sur scène, je tiens mon instrument, c’est un concert, sur le point de commencer. Mais mon archet n’a pas de crins. Ou les cordes cassent. Le cercle de lumière, et moi dans ce cercle, puis noir total. Ou bien j’ai oublié ma partition, elle se disloque, quelque chose s’entortille à la pointe de l’archet, tire sur mon habit, la table de l’instrument se décolle, ses éclisses se détachent. Le ciel au plafond s’embrase, une déchirure prend aux drapés, le rideau de scène engloutit les spectateurs trop occupés à se disputer les pièces d’étoffe. Dans ce mauvais rêve je voudrais jouer, je suis sur le point de jouer, paisible et souriante, mais non. Un incident, un obstacle imprévisible. Je ne commence jamais.
Un jour, une nuit plutôt, dans ce rêve à variations je joue, enfin. Ce serait donc un rêve heureux. Cependant je ne reconnais pas mes mains. Ou plutôt, elles ne correspondent pas aux repères visuels quant aux déplacements des doigts sur la touche d’ébène. Celle-ci plus étroite qu’à l’ordinaire. Ces doigts-là ne sont pas les miens. Un coup d’œil à la main de l’archet le confirme : ces mains en mouvements ne m’appartiennent pas. Celles-ci sont plus petites, plus souples. Cependant familières. Adroites. Je n’entends pas la musique qu’elles font et que les gens écoutent. Les petites mains font leur travail toutes seules sous les reflets jetés par le vernis de l’instrument. Je ne ressens rien, ni le son, ni les vibrations. Ni l’inquiétude d’une perte de mémoire. Je jette des coups d’œil à la musique, à ses portées projetées en gris sur les visages attentifs dans la pénombre de la salle. Je me quitte quelques secondes, je m’excarne, trois pas, je me retourne vers moi qui joue : et ce n’est pas moi. Je la reconnais à son profil de demi-dieu grec, les coins des lèvres tombants, quasi une grimace. Elle ferme les yeux parfois, et même souvent, ses joues se creusent sur l’ossature légère -un oiseau- sa tête inclinée vers l’épaule gauche. Un peu souffreteuse, peut-être. Je n’entends pas ce qu’elle joue mais je sais que c’est beau, douloureux et beau. Qu’elle écoute son violon comme si elle collait l’oreille au poitrail du chien endormi et gémissant dont les rêves énervent les extrémités des pattes. Ma sœur parle en violon et personne ne comprend, bien que tous entendent. Pas même moi. Mes pleurs me réveillent.
Je ne peux rien dire de plus, je n’ai pas toutes les notes. J’ai besoin encore du silence où se propagent les cercles concentriques des sons. Dans la musique je me tais. J’écoute de tous mes yeux.

Caillou