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Comètes sanglantes - Mes sens, laissez faire!









Meine Sinnen LaBt es sein !

Mes sens, laissez faire!

Après les vents
Suivent très vite
Les lueurs du soleil.
Ne pensez pas, dans les moments sombres,
Que le soleil a disparu complètement,
Quand le poids des nuages noirs
A voilé ses splendeurs.
Mes sens, laissez faire !
[…]
(Harmonische Freude musicalischer Freunde, 1697,
Airs pour voix et instruments obligés) P.-E. Erlebach

Prélude

[- Prends ma main, petite sœur et allons. Notre mère à sa table, jours et nuits, sans bouger, ses yeux coulent, en notre absence. À nos retours, elle prend soin de nous, des animaux, et vient aussi sur notre canapé de princesses. Elle chuchote qu’elle s’est déboîtée la hanche, que l’amore s’enkyste à ses poignets, qu'elle n'a plus de voix, qu’elle n’a pas d’autres maux. Elle ne travaille plus. Et ne va dans le jardin qu’au soir tombant.
- Serre fort ma main, grande sœur. Les yeux de notre mère font des ruisseaux, ses longs cheveux sont des algues. Le soir, elle nous embrasse, baisers du soir. Et elle va devant la lampe sur son bureau. Comme tous les soirs. D’habitude, ensuite, elle joue du clavecin, longtemps, puis elle écrit, et les chats dorment tout le jour sur les feuilles écrites la nuit. Notre mère a les yeux toujours cernés. Elle écrit pour les chats, elle fait de la musique pour les étoiles. C’était son secret. Personne ne le savait.
- Ne lâche pas ma main, petite sœur. Le lit de notre mère n’est plus défait, le clavecin se désaccorde, les feuilles restent blanches. Elle dit, c’est la comète, et ses lèvres tremblent. Mais nous, nous savons, en vérité. Que son amoureux a volé ses secrets : les musiques et les poèmes. Et qu’il va les montrer à tout le monde.
- Où s’est-il enfui qu’elle ne puisse le rattraper ? À la table, nuit jour, notre mère suit les traces anciennes des lettres : PB à PN. Les lettres sont dans le classeur rouge. Elle, tout en pierre changée.
- Viens, petite sœur. Délivrons notre mère. Elle ne rêve pas, peut-être même qu’elle ne s’éveillera plus. Notre arrière-grand-mère, souvenons-nous, pour un jardin volé, redevint fillette de cent ans. Exilée de l’exil, les paupières serrées, elle appelait sa sœur perdue, « Dove la mia piccola sorella, dove Clementina ? ».
- La très vieille grand-mère ne savait lire, ni écrire, juste son prénom, dans un cahier : Maria Maria Maria Maria… C’était aussi un secret.
- C’est le même malheur, petite sœur. Écrire trop ou trop peu, et que cela se sache. Qu’est-ce qui peut guérir notre mère ?
(Ensemble) - Des clefs et des armures, des lignes, des silences, du sombre et du clair, des traits redoublés, des ronds et des trilles, des pattes de mouche, des lignes brisées, échafaudées, tremblées. Et des voix écrites. Allons. C’est encore sur le pupitre.]

P à P Jeudi 29 mars


Une allégresse. Un désespoir. C’est bien : je suis encore vivante. Je peux ressentir cette chose magique qui transporte de joie. Cette évidence qui me met en pleurs. Pourtant ce n’est pas péché. C’est juste aimer. Est-ce péché, Seigneur ?
Il a ôté son pull, c’est très bête, j’ai rougi pour quelques centimètres carrés de chair dénudée, quelque chose de doux que j’ai eu envie de caresser, un tatouage entraperçu. Je ne savais même pas ressentir ce désir-là, cette faim de douceur. Il a abandonné son pull-over, a disparu quelques minutes, je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai fourré mon nez dans la laine jaune, j’ai volé un peu de l’odeur de sa chair. Je vais le regretter, promesse de douleur.
Tantôt je ris tantôt je pleure, m’aimerait-il aussi, une midinette éplorée. Je m'attendais à rentrer d’exil, sept ans, j’en ai si peur et c’est toi qui m’accueilles, comme si le temps n’avait jamais passé, une parenthèse, Belle au bois dormant de cent ans.
Les filles m’ont demandé, clairvoyance des enfants « Maman, tu as un amoureux ? » je n’ai pas menti, fidèle à mes principes, non je n’ai pas d’amoureux et je peux écrire que c’est seulement moi qui aime.

Récitatif 1

Ma plus grande tristesse, le sais-tu, n’est pas de t’avoir perdu. Ma douleur est convalescence, des blancs, un chaos, jusqu’à ces interlignes inaccoutumées, ce papier ligné, petits carreaux, scolaire, éducation rééducation et les absences surtout, la main qui s’immobilise, catatonie, yeux sans regard posé sur elle ; main fripée, de cire, mosaïque de l’épiderme lointain, l’encre grumelle, un caillot visqueux à hauteur du poignet. Sans pouls. J’ai dû renoncer à : l’ouvre-mémoire chéri – plume dorée fente, encre prune bouteille octogonale – puisque l’humiliation compagne de débilité. Lors : corps cylindrique plastique, pointe fine encre de la vulgate, inodore, humeur froide et noire.
Était-ce bien nécessaire ? Utile ? In utile : vain.
Tout est vanité.
Élocution lente.
Je tâtonne dans l’inexactitude des mots, les coupes blanches de l’amnésie. Formuler les lacunes. Au bord du bâclage, se rencogner dans les angles forclos de ma chaise d’infirme, trop de douleur dans cette kinesthésie, comme souffrance d’enfantement, les hanches en feu. Alors devoir l’accueillir. La presser contre poitrine, la cajoler, la soulever à bras-le-corps, la hisser au-dessus tête, dans l’accalmie, hercule de foire, yeux sang et eau, souffle sanglot, débucher en force les mots.
Tête close. Main infirme.

Je n’ai plus de mots. Seulement l’hébétude du silence, le souffle coupé, les chairs froides et dures. Des larmes aussi, d’impuissance. Première aube. Quelques lignes, une victoire ? Premier son après la grande nuit, pas même un cri. Fonctionnalité oubliée de la parole. Chacun des sons à venir comme supplice à la question, langue arrachée gorge lacérée par les mots cloutés. Abysse du coma, son silence, à peine assez de vie au cœur, flamme du dragon volée, lave lourde et froide et la tête oublieuse des connexions vers la main, ne serait-ce quelques réflexes nerveux, cause à effet, organes vitaux en hypothermie, algides.

Épouvantable sommeil.

Ma plus grande tristesse, tu le vois bien, n’est pas de t’avoir perdu.

Le clavecin est souffrant lui aussi, excès d’humeur fluide au tombeau de cette maisonnée, la table d’harmonie affaissée, certaines cordes dans les aigus rompent, je ne sais où cela s’est asséché ou au contraire cela se serait dilaté. Je ne sais que l’acmé du sanglot à l’arête du sillet - piste d’envol sur le juste trajet car d’ordinaire une certaine longueur, ni plus ni moins, une savante tension à un battement près. Quelque chose de l’effondrement, un vertige auquel la matière cède pour en finir avec l’obligation de lutter contre ce qui happe et ce que tout un chacun est attendu à devoir contrer, que ce soit en s’arc-boutant ou en se détournant, question de verticalité. Son abdication. Il n’y a peut-être plus rien là-haut, plus aucun chapiteau de ciel vers lequel s’ériger, faire ses dévotions entre gravité et sautillements, et la course est démesurée ; plus rien ici-bas que déchirure de la chair morte de l’arbre, abattu sous promesse de résurrection, à tierce ou sexte, sin cantus firmus.

Silencio.

Ce n’est pas que je jouais très bien mais ce grand corps haché et le mien tout aussi roide, immobile à cette table, sans plus désirer se soustraire à l’imprécation du silence qui s’épaissit, au froid prenant les pieds les mains. Et le sanglot s’écrase dans le ventre et je cherche après le bruit des mots qui enflerait et rendrait mouvance à ma patte d’oiseau.
Que cela puisse être.
Il manque le pincement. L’infime percussion du bec de plume comme pierre choque l’onde et enfante d’innombrables échos. Angoisse à la gorge du son manquant.
J’écris
mais l’air en vibration courte n’appelle aucune suite, ma voix inaudible ne tourne que dans ma tête, des mots de raison, des accords ternes. Silence dense. Le doigt prothésé de ma main redevient chose. Rien ne franchit ma gorge tranchée, ni air, ni mots, ni sensible furieuse d’ardeur, rien ne cueille les couleurs, bile verte poumons mauves, l’air s’est raréfié comme en tombeau antique, le sang aux lèvres noires de ma trachée boursoufle en caillots la peau blême. Gorgone décapitée, trophée nié. Chagrin inassouvi.
Bois muet.

La lumière tourne, par la fenêtre, sur nos corps morts. Puis la nuit. Puis l’aube.

Mes cheveux sont trop lourds.

Il faudrait juste toucher les feintes. Remuer un peu la patte d’oiseau, sans lâcher le stylo, déplier le coude endolori, ouvrir en peine l’accord au creux de la paume et enfoncer trois touches plus avant que l’infime résistance des becs. Pour que l’air ondoie. Trois sons. Agonie du pétillement.

P à N Vendredi 30 mars


Aujourd’hui, miracle, tu es venu dans ma vilaine maison, tu as instinctivement choisi la meilleure place si j’en crois les enfants, dans la cuisine le dos à la fenêtre et un grand soleil dorait la pièce encombrée de ta présence irréelle. Nous étions pressés par le temps, moi un repas à préparer avant l’heure de l’école, toi un engagement à Saint-A., curieusement les filles se sont volatilisées, nous étions presque seuls, presque ensemble. Tu es parti, j’ai pressé ton verre contre mes lèvres. J’étais gaie, ensuite, cette après-midi-là.


Tout passe trop vite dans ma tête, je devrais faire un grand effort pour reconstituer les images, les paroles inventées et je ne sais plus que t’écrire ces banalités. Cette nuit, il sera temps. Le sommeil sur mes enfants, moi à cette table à attraper les basques de mes rêves éveillés, ton visage sans cesse devant mes yeux. J’ai sommeil de tes bras. Encore deux nuits, un jour, une nuit : pour renoncer paisiblement. Alors que je surprends sans cesse ton ombre dans cette maison, m’interroge sur ta réaction si alors je m'étais penchée sur tes lèvres.
Poser la pierre du jour de demain : crucifier mon désir à tes vingt ans.

Récitatif 2

Je croyais que cet amour n’était point de ce monde. Qu’il n’était pas donné à tout un chacun sur cette terre. Que rien n’était aussi grand que l’amour de Yhwh. Je me suis certes désolée de ne l’avoir connu ici-bas et ma lamentation aura été entendue. J’aurai prié trop fort.

Ritournelle

Qui est toi, disparition, à travers les âges, quelles amours avant le nôtre, consumé ?
Perdant son sang et la musique de son âme, qui est celle, celle-ci qui, les mains bandées de veines bleues, écrit ?
Montent du bûcher et les rumeurs et les imprécations, sur la place publique où, jetées, mes pauvres lettres idiotes.
Du désert des jours conformes et des nuits chantées elle monte, la prophétie de malheur, la comète, qui verse l’obscurité sur terre tranchée, qui es-tu ?
Appuyée sur, cordes tendues pont de bois entre gouffres sonores, qui monte ? Qui est celle-ci qui ?
Du désert, appogiature sur terme échu de l’exil, cadence parfaite,
qui est celle?
Si !
Qui monte du D ?
Appui sûr.
Son.
Bien-aimé.

P à N Samedi 31 mars

Entends-tu ? Cette fois je ne trébuche pas sur ton prénom, je peux l’articuler tout entier. Cependant ne crois pas à des progrès soudains, je reste simplement moins peureuse à écrire qu’à parler et si l’émotion est à son comble, glaise lourde de mon âme, j’ai loisir d'en lisser l’expression : sur ce tour-là, du moins, survivante. Chaque soir, chaque nuit de veille, je puise ainsi dans le nectar de ces syllabes, j’épuise les couleurs de la joie pour ne pas qu’elles dansent dans mes yeux au temps du jour, pour ne pas qu’elles s’élancent de mes mains, ne se sauvent, de toutes les molécules de mon corps, bondissantes, en ces lieux gris, je préfère mourir que laisser quiconque brunir ce bariolage.

Il est 23 heures ce samedi 31 mars et je m’en moque, je poursuivrai toute la nuit les mots enclos nés de mes entrailles alors que tantôt trompant mon petit monde de chien, chats, enfants, je poussais un aspirateur sous un lit, rangeait du linge en souffrance depuis plusieurs jours, avalée par l’armoire centenaire qui n’est plus à quelques défaillances près, je suis fière de moi, à peine quelques larmes et l’allégresse du désespoir, mais les mots se sont glissés hors de mes mains, vif-argent amassé pour toi, j’ai perdu le fil de mes pensées, elles m’ont menée si loin, le bois est noir, les chemins épineux, depuis quand les Princesses doivent-elles prendre l’épée ?


Je t’écris la nuit pour vivre les jours, pour ne pas chuter ni t’entraîner dans les éboulis de ma folie, je t’écris pour que ce temps suspendu un instant, dans un millième de seconde qui a accueilli le jaillissement de mon âme vers toi, dure plus de trois mots puisque, il le faut, j’ai pris dans l’armoire raisonnable cette décision de lisser les jours pour chiffonner les nuits, au petit matin seulement je passerai le fer brûlant sur mon visage, séchant des joues humides, amidonnant un sourire calme sur mes lèvres, ancrée dans le présent, l’instant.
Je ne veux plus espérer, vois-tu, j’ai failli sombrer déjà, puisque espérance il y a eu, je n’ai même pas le droit d’espérer quoi que ce soit, car c’est folie, et je me sais capable d’aller très loin au bout de mes amours, excessive, oui, dans la rage je renonce à toi quand je dois me saisir les poignets pour ne pas ébouriffer tes boucles, t’enlacer les épaules, je meurs de soif d’un baiser sur ta nuque.
Je ne veux pas, je refuse que ceci, cette chose qui me renverse, ce moment de sidération depuis le jeudi 22 mars, se volatilise, s’évapore dans la bienséance et le temps. Je ne peux pas. Ne veux pas faire comme si rien. Et c’est peut-être pour cela que je t’écris. Pour cela, essentiellement. Qu’ai-je besoin de t’en faire part ? Pourquoi prendre la peine d’une grosse enveloppe, réécrire le tout, lisiblement et te l’envoyer avec donc le désir que tu lises, que tu saches : que tu m’entendes ?

J’aurai quarante ans dans quelques mois, tu n’auras pas trente ans. Je suis une vierge de mille ans.
Je n’avais plus de corps, pour avoir juré de ne faire offrande que sous condition d’âme, bazardant les armes clinquantes de l’apparat, corps sanglé dans des tailleurs sévères ou recluse dans la geôle bénie de ma maison, de ce jardin. Mais dans mon cœur, dans ma tête, dans ma chair, s’était installée cette attente de toi, pardon, je ne te croyais pas de ce monde, j’attendais le suivant, après les enfants, la vie, je n’ai pas vu fuir les ans, mon texte est raté, j’ai omis le temps, j’ai eu mépris du lieu, j’ai sous-estimé l’action. J’attendais mon bien-aimé en prenant garde de ne rien attendre du tout. J’ai perdu mon bien-aimé.

À ce qui ne peut exister donne, au moins, un sursis, je t’en prie, le temps d’une lecture. Oublie très vite cette cinglée qui ne sait rien faire comme tout le monde, ne suis pas mes traces rebelles, tu pourrais mourir à l'avenir.
Il est trois heures ce matin, je dois cesser, les enfants s’attristent de mes cernes, je crois qu’elles sont un peu jalouses de ce qu’elles ignorent, cette part de moi qui leur échappe. Seule la certitude que tu me liras me sauve, je troque mon sommeil pour quelques dizaines de minutes de ton attention, c’est l’aumône que je te demande, puisque tu ne peux m’apaiser de ta présence, secours-moi seulement par ta lecture.
Le monde est plein de jeunes filles claires.

Récitatif 3

Ai choisi ce jour le feu du premier soleil.
À cause du crayeux de la peur, de sa poussière, de son humidité de cave glaciale. À cause de ma main fripée recroquevillée comme patte d’oiseau mort sur un stylo si impersonnel qu’il permet l'anonymat de celle qui le tient, sa disparition donc, sa mort, en terre et roide.
Peur, trois sons enclos, R rendu gorge, inspir oppressé d'une agonisante tête renversée, tétant quelques dernières goulées d’air.
Peur, mot encagé entre paralysie et râle à cause de l’irréversible pourriture qui retire le sang de la figure et dresse l’épouvante. Or, j’implore le feu originel, la première image portée derrière mes paupières, viatique transmis de génération en génération : une simple couleur d’ocre bleu où l’air tiède danse.
Paura, entre exclamation d’effroi divin et cri de tendresse, soupir d’amour porté par une grâce qui en appelle au ciel,
Paura, comme quête d’une cime douce, mise en mouvement, injonction à tendre en désespoir vers le courage.
Choisir à nouveau ce feu et cette brûlure.

P à N Lundi 2 avril
La journée est passée dans sa lente hâte de vaincre les heures, jour de bataille, stratégie de paix, dès les préparatifs ton prénom sur mes lèvres, le café est déjà chaud dans l’antique cafetière de fer-blanc, mes petites filles me soignent d’un mal dont elles font mine de ne point connaître le nom. J’ai ri avec elles des jeux du chat noir avec le chien jaune, de l’éveil de la tortue grecque. Nous avons découpé des cagettes pour bricoler des panonceaux pour le potager : j’ai beau faire, choisir en toute bonne volonté classeurs et étiquettes, tu sais l’état de ma bibliothèque ; pour le jardin, planification des cultures, desseins et mariages des fleurs aux légumes finissent en un imbroglio végétal si bien qu’au risque de désherber les bonnes, les mauvaises herbes s’épanouissent en sécurité. Les surprises m’amusent, ce concombre attendu s’avérant courgette, ces mauvaises graines pressenties ouvrant des corolles multicolores. Rien ne me ravit plus qu’une ancolie sauvage courbant sa tête tuyautée de parme sur une vétuste pelouse rendue à sa liberté, aux insectes. Nos panonceaux neufs en étendards, nous nous sommes précipitées dans cette mer émeraude, conquérantes de l’îlot brun du potager. Avec les lourdes armes millénaires j’avais travaillé la terre, avec une patiente frénésie, terre comme de Sienne dans mes vieilles tennis, noir d’encre sous mes ongles, cals aux creux des paumes. Le cœur pulsait tant à l’intensité des songes. Endolorir mes mains coupables, les brûler au fer rouge de la honte pour tuer l’audace d’effleurer ta peau. Ouvrir les sillons à mains nues, atavisme. Mes aïeules enfantaient aux champs, entre l’olivier et le cyprès, un dixième ou onzième enfant. Rompre par la terre récalcitrante la stérilité au dire.

Récitatif 4

La musique m'effraie. Elle prend et rend l'indicible. Par trop de douleur, les sons m'empêchent de me relever. D'accepter les paupières trop lourdes, le visage soudainement flou, épaissi. Je n'ai pas encore tout à fait la sagesse de la vieillesse, je reste à mi-chemin. L'amour est trop « frais » trop charnel, les tristesses trop excessives et me ravagent. La musique comme amplificateur insupportable.
Dix jours à cette table, immobile, hors quelques gestes, ouvrir la porte au chien, redonner une flamme au bougeoir, embrasser les petites filles. Devant le miroir, passage, nul reflet.
Je veux argumenter l'irrationnelle fondamentale.
Ré mineur, c'est écrit.
Poser les mots, trouver sens ou non-sens au dire. Avec la musique, je ressens et ne sais dire.
Écrire avec des mots dans le corset d'une suitte ou d'une partita, agencer quelque ordre. Ecrire un air sans musique. Un chemin possible vers une raison, désabusée, mais raisonnable.
Se relever pour les petites filles.

Allemande

(Je n’écris pas pour expliquer mais pour comprendre. D’ailleurs, je ne t’écris plus. Je cherche moins à comprendre qu’à m’accorder, non pas avec toi mais avec le droit fil de mon âme. Sans savoir encore pourquoi ce que j’ai fait, comment ai-je pu chuter, bien que des écorchures je m’en moque : genoux, cœur, visage.)

Je n’écris pas pour expier mais pour reprendre. D’ailleurs je ne prie plus. Que me pardonne l’icône, aux murs ocres enchâssée, si à son regard en biais et désolé je ne répondrai. Au désert d’avant le désert je retourne, d’avant les ermites et les sauterelles, de bien avant la venue de celui qui n’a su me sauver, hanche déboîtée je clopinerai. Vos yeux indulgents sur mes enfants, s’il vous plaît. Déboutée des accordailles divines me voici devant un autre ouvrage, des fils tirent, les Parques ravaudent et la mer se referme sur mon ventre creux. Vierge au mur, drapée en colonnes, la petite main de l’enfant que l’on surprend sur la nuque et cette minuscule fleur étoilée à l’épaule gauche, tant de douceur accrochée là, telle figure défunte, et regrettée et perdue. P.P.E. : Priez Pour Elle. Parce que mes oraisons debout pieds nus, mes neuvaines en lotus, fallait-il pour me jeter à genoux chute si dure ?

Je cherche plus à me reprendre qu’à ne point m'écœurer, m’éviscérer du désir des hommes. À reconduire l’ascèse languide des nuits, cœur couturé parce que quelques vieux chatons, réflexe pétrissant, n’ont su entre mes seins rétracter leurs griffes. À savoir ce que j’ai fait, comment ai-je pu trahir l’érable, l’encre, pour passes croisées ? À tes griffes d’airain, tu lèches encore débris de mon sang cru et noir, avec ostentation, mais, te l’ai-je déjà dit, les écorchures, genoux, cœur : je m’en moque.

Pourquoi ce que j’ai fait, belle au bois mitraillée, flétrie par l’exil, le visage vitriolé par la honte? J’ai trébuché sur une comète, comment, sans prendre ni la mesure des cieux ni celle d’une sévère rhétorique des âmes. D’ici, d’ailleurs, je ne te crie plus, je cherche à reprendre l’accord, quintes justes. Tu n’es que lecteur public qui, sur une place apprêtée de broussailles sèches souffle sur le brandon à hauteur de mon visage. Bien que des écorchures, je m’en moque, genoux, cœur, visage sous défense de larmes inextinguibles : peut-on écrire sans visage ?

P à N Samedi 7 avril


Je n’aurais pas dû. Cette invitation à partager un repas, une journée. De nos vraies vies, hors le monde, hors le jeu laborieux et bienséant du travail. J’ai succombé, vanité, au dépouillement, quand il eût fallu ajuster la cuirasse. Le vertige de la transparence, se dénuder une fois, rien qu’une fois, tomber le tailleur sombre, révéler le jean élimé, le réconfort des semis de fleurs douces sur mon vieux cache-cœur préféré, avouer ainsi, téméraire inconscience, ce qui tente de se cacher et ne demande qu’à bondir.
Et te raconter ce qui ne franchit jamais mes lèvres, ces épopées sanglantes et l’usage de la cuirasse, du bouclier, du casque et l’épée, en vérité, et la hâte qui va avec, parce que les dérobades laissent un fiel amer dans le cœur, et l’effroi empierre : lors, nos chairs demeurent sur cette terre si peu de temps et la patience du ciel est infinie.
Je n’aurai pas dû, mais il le fallait. De l’ordre du devoir ou de l’accueil, de l’aveu de mon visage sans fard, de ma pensée sans détour, de mon âme au vif des lèvres, du tout ou rien, excessive encore, sans mentir, oser le risque mais comme sans effort, un souffle si frais sur mes yeux grands ouverts, je n’ai su en faire l’avarice.

Récitatif 5

Car il n'y a ni œuvre, ni réflexion, ni savoir, ni sagesse là où elle ira, tout ce que ma main trouvera à faire, tout, elle le fera, tant qu'elle en aura la force
La main sait la prédication, froissures et tavelures, main fripée qui se hâte avant l'épuisement de la chair, l'effritement des os, à offrir quelque chose comme un bouquet de nerfs.


P à N sans date

Ils avaient les yeux rivés sur moi, prêts à me montrer du doigt, deux jours et deux nuits pourtant pour creuser la sérénité, j’avais à peine rompu la régularité de mon pas, un rythme à contretemps.
Les hyènes ont ricané, ce n’était pas tout à fait l’heure, le soleil encore haut, la sorcière écrouée, le bûcher sera pour plus tard. Alors tu seras parti, rendant à ces murs vitrés l’opacité du mensonge et moi toute seule au milieu, dans le puits de lumière à quêter les dernières gouttelettes de ton passage. Je les attends sans une parole : je ne baisserai pas les yeux.
Tout quitter une nouvelle fois, ne plus voir ce lieu creusé par ton départ, silhouette blanche dans ma vie noire, négatif de mon âme, le crabe de ta disparition aura loisir de me grignoter les entrailles, vie en sursis, partir t’attendre au ciel, là ou mille ans soufflent une seule seconde, là où ma chair ne pèsera pas plus qu’une caresse jamais reçue, jamais donnée. De mon âme t’enlacer. 

J’écris pour que la réalité s’évapore aux limbes de l’imaginaire, pour poser les espaces de ce drame, à l’infini des didascalies qui ressusciteront tes pas, écrire pour que la réalité devienne un rêve. Et quitter le rêve, se lever.

Récitatif 6

Si je devais écrire un roman d’amour, je ne saurais en vérité. Seulement l’histoire des désamours. Pour une étincelle de feu la lente agonie des braises, la tiédeur des cendres, dispersées, rendues à la terre. La gaieté exagérée des convalescences. L’amnésie des délices. L’intranquillité de la question qui mange les mois, les années.
Pourtant rien de plus banal, n’est-ce pas, que les histoires d’amour. Ces vieilles histoires de femmes en rosaire sur le fil des souvenirs, en souriant, perles rondes de jeunesse, sautoir ou ras de cou, polir le blanc nacré à léguer plus tard aux petites filles si vite grandies.
Mes perles sont encore noires.

Courante

Mais sous quel arbre dormais-je, quelle écorce ou quel beau fruit, dis-moi, t’en souviens-tu ?
As-tu oublié la peau lépreuse du platane, sa lave figée en bourrelets blanchâtres aux lèvres des vieilles blessures, quand ta mère t’ordonnait de te défier des racines résurgentes, là où une nouvelle Pompéi cendrerait la grand-mère paternelle, hilare dans ses jupes de cotonnades grises, sous les voussures du couvent ocre ?

Mais sous quel arbre dormais-je, quelle écorce et quel beau fruit, dis-moi, as-tu oublié ?
Souviens-t’ en. Des colonnes de fourmis sur le tronc noir défendu, un peu collant un peu cédant, la larme blanche au démembrement de la feuille à trois doigts, bénédiction ecclésiastique qui tient à l’œil les bourses violettes qu’un coup de dent ensanglante, ainsi que ta mère te conçut ?

Mais sous quel arbre dormais-je, quelle écorce et pour quel fruit?
Suis-moi. Regrettes-tu dans le jardin, agenouillée, l’absoute, les bancs de poissons d’argent en murmures pour l’éternité, témoins des gésines de tes trisaïeules, fruits amers à la terre rougie par les sangs, ou paisibles, tout simplement, puisqu’en abri de prières ?


Sous quel arbre me suis-je éveillée, de quel exil et pour quelle rançon, dis-moi, de quel rêve ?

As-tu oublié les belles à mirer, les prunes à joues d’or piquetées de roses malgré les grisures des dermes fendillés, les pétales chaque printemps au sursis de gelures, à toute heure de ce pays, l’alerte au gel du cœur ? N’est-ce point là où ta mère fut violentée, n’est-ce point pour cela que tu as enfanté, pour ne pas abdiquer aux dires de la mère, terre de bris, terre d’obscurité ?

P à N 11 avril


Lamentations et regretz. Retourner à la couche des songes pour ne pas te blesser de mes noirceurs. Prisonnière rassurée par les murs couverts des graffitis du compte des jours, de la liste de mes espoirs : la perpétuité du temps de l’écriture.

Récitatif 7

Ton prénom n’a plus de visage. Plus de corps. Une silhouette peut-être, la dernière que tu m’abandonnais comme on laisse un os à curer à un chien, avec le souci fugace, finalement, qu’il s’occupera toute la sainte journée à le nettoyer de toute chair, distrait ainsi du regret qui le prit au départ du maître tant aimé de ne le pouvoir suivre. Vaquant ainsi à son occupation de chien, garder la maison et soupirer dans l’attente. Chagrin de bête soumise, délaissée au forclos du jardin, à ronger son remords. Nuit floutée. Ta silhouette dans l’allée de graviers glacée, la lumière orangée du lampadaire te couvre de son regard fixe et mouillé, tu ne t’es pas retourné malgré la résistance de la clenche au portail de fer que nul ne peut refermer sans le claquer fort, ondes, si bémol, longtemps : la chienne à la tablette intérieure de la fenêtre, sidérée, sans même penser à se précipiter à la porte, gémit. Ton prénom n’a plus d’yeux, ni formes, ni couleurs, n’a plus d’épaules ni de mains, à peine le clair de ton sourire et encore, moins la plastique que ce qu’il offrait, ce qu’il cherchait à acheter. Et moi, stupide, hypnotisée, j'ai tout avoué, tout minimisé. L'art de toucher, pas seulement le clavecin, mais aussi les cœurs, les intelligences, je voulais alors que ce soit aussi pour toi, que nous nous aimions aussi dans des hémisphères réduits à ton entendement, alors que je savais que d’autres regards se tournaient vers moi, me hélaient, dont j’avais déjà côtoyé les humbles et grands mystères. Pardon, je vous ai trahis pour une illusion, vie absente, pensée courte, âme perdue en mauvais chemin. Toute chair rongée, l’os ne sera plus sous mes dents en sang que brisures contre mes lèvres, éventration. En confier à la terre les débris.
P à N 26 juin

Le temps de l’écriture, temps de jouissance, de paix. D'égoïsme. Ta venue est le temps de la joie des semailles dans le labour tracé net par l’écriture. Le temps de l’écriture est l’acceptation de la lenteur du travail de l’humus, de l’épierrage. La nécessité des saisons. Patience du pas, amplitude du geste puisant au sac. Entre-temps, la terre manquera à l’homme et sera dépeuplée de lui. Ce sera l'hiver. Ton visage devant mes yeux.
J’ai besoin de ton absence autant que de ta présence.
Le temps de l’écriture, c’est soulager la pression derrière le front, boule de mots entre les yeux, deux doigts au-dessus de la racine du nez. Se taire, beaucoup. Les heures des jours d’aujourd’hui ne sont que morale : elles marquent un rythme, jalonnent les temps des rires, du travail, des conversations, des actes domestiques qui occupent les mains, disposent le décor des journées et des nuits, faisant répéter aux enfants leurs rôles d’enfants, mise en scène des quotidiens dans un effort permanent de poussée vers plus de clarté. Cependant la boule aura continué de grossir derrière les os du front, à cause du dragon qui tourne dans le ventre. La douleur, entre les yeux, juste au-dessus, s’amplifie, montée de désir inquiet de son éventuelle jouissance. Elle aspire à la ponctualité du rendez-vous minuit - 3 heures, saignée nocturne. Il s’agira alors d’abandonner abruptement l'amant pour rouler les mots, les malaxer, non pas toujours par seule nécessité mais dans l’effroi de ne plus les sentir, les toucher, vivants, comme une alliance au doigt qu'on fait tourner.

Récitatif 8

Je ne regrette pas de ne plus te co-naître mais de t’avoir connu.
Je regrette la paix d’avant ton passage, d’avoir été capable d’aimer, de désirer, et en même temps je re-connais l’humanité de cette faiblesse-là, aimer, la monstruosité de son absence, sans en trouver, au recès, quelque avantage. La nostalgie d’une joie, d’un fruit délicieux qui a laissé le ventre douloureux, sceptique quant à la recouvrance de sa santé, c’est-à-dire d'une non-sensation de son existence : les tripes creuses, accoutumées aux nourritures ordonnées.
Faim d’amertume, le sang fouetté par la rhubarbe acide et l’ortie : l’acédie. Tarde la saison des fruits rouges et dorés.




J’attends la fin de la rage.

Sarabande

Allons ensemble d’un pas noble, entre les cierges et les rangs silencieux, nus pieds sur les pierres usées par les processions anciennes, paume dans paume. Nul témoin, nul humain, pour une fois je m’agenouillerai : yeux clairs peau dorée, nos âmes appuyées l’une contre l’autre.

Chantons ensemble d’une voix sobre entre les cierges et les bancs silencieux, nus cœurs sous les voûtes comblées de dévotes antiennes, paume contre paume. Nul témoin, rien d’humain, pour cette foi m’agenouiller je puis : soie bleue, bois doré, nos âmes accordées l’une à l’autre.

L’amour n’est-il pas plus fort que la mort ? Vois. Les cratères saupoudrés de baies sauvages ou de muguet, les merisiers et les hêtres à l’assaut des tranchées éboulées, et les taies de mousse sur les vieux ciments, et les jeux de poursuite des enfants d’une tranchée à l’autre. Où sont les petits hommes garance, amours en paquetage, lettres en drapeaux blancs ? Vois. Rassemblés en dernier bataillon de croix blanches, au garde-à-vous des coucous jaunes du printemps. Les petits-enfants des enfants de leurs amours fauchent les primevères pâles, bouquets ronds, miel, vert poussin, pour les cœurs enamourés des mères.
L’amour n’est-il pas plus fort que la mort ? Délivrées du mal de l’inquiétude, passions ne plient. Les petits soldats en sépia sur les buffets, les encres passées aux secrets des tiroirs, elles sont restées, inflexibles, en patience du repos éternel, des retrouvailles avec l’aimé retenu au séjour des morts. Ainsi vont-elles, les femmes, le sceau des mots lus posé sur les lèvres.

Puisque la mort est donc forte comme l’amour, vois. Les cratères pestilentiels sous les ciels blancs, la mitraille fichée dans les arbres et les saignées aux vergers des mirabelliers et la terre pulvérisée et l’empêchement aux fleurs d’éclore. Où sont les petits hommes gris, amours en paquetage, photographies sépia ? Vois. Ils posent avec la mort, regards droits, lèvres serrées sur les lettres lues. Ou bien ils ne sont déjà plus, absents à la masse lourde de leurs corps effondrés au dedans des uniformes boueux. Mais cela ne sera pas sur les buffets, seulement derrière les yeux des femmes. Alors le noir prendra aux jupes, et les travaux au désespoir, et le sommeil aux cœurs engourdis par les séjours chez les vivants, à cause des héros qui, au Shéol, attendent après leurs bien-aimées, le fusil posé en travers des os.
Non, moi, ne me pose pas comme scellé sur ton cœur : l’amour n’est pas plus fort que la mort, juste pareil. Passion ne dure pour toujours au séjour morbide.
P à N 17 septembre

J’ai posé les bornes de mes journées, même celles du sommeil et voici qu’au regard sans fin de la nuit, cette limite-là s’efface, avalée par l’urgence du travail perpétuel et son temps nécessaire, victorieux semble-t-il sur la fatigue du corps. Ce que doit faire ma main avant de disparaître, je la laisserai l’accomplir. En compagnie de la seule ténèbre, noire fenêtre sur un jardin, dans l’attente de mon bien-aimé, j’ose, déraisonnable, écrire.
Hier soir, même heure, rien. Main muette, tête silencieuse. Cœur de glace. Aucun signal annonciateur depuis les entrailles. Seuls tes yeux, fanaux de cet acte : t’écrire. T’atteindre : distances estompées. Silences précédant l’écrit, point intermédiaire de paix, aphonie avant un combat de plus ou une défaite.
Réticence à l’entendement.
De fait, ton absence m’est plus facile que je ne le redoutais. De fait, la joie : sur ma vie quotidienne en apparence presque inchangée, la légèreté des obligations d’habitude bien difficiles.
Alors, hier soir, même heure, rien. Le silence, la recherche et l’ensommeillement. Puis ce matin à tailler des éclats sur cette neige, la vieille écorce se fendille, sous le bois ancien cette pousse enfantée par l’été. Je n’ai su qu’écrire dans la tristesse et le combat, ne sais quoi faire de cette joie.
Dans la joie alors et le combat : écrire.
Écrire les voyages révolus.

Récitatif 9


Mes nuits toujours supplices. Bras en croix sur la poitrine, poings serrés, genoux remontés, chien de fusil gauche. J’étreins mes propres épaules, froid, peut-être même peur, aux aguets. Si je veille à l’endormissement qui prend les yeux comme chute noire d’un évanouissement, partance sans le temps des adieux, disparition au monde, ce dû au corps exempte de m’allonger, dos, membres alignés : alors les articulations contrariées se débattent en douleur.
Gésir. Je ne sais encore mimer le repos de la mort, les muscles en pelotes dures et j’en appelle à la conscience de l’éveil pour constater le repos inopiné d’un bras, d’une jambe, en goûter le bien-être furtif à emporter dans les rêves. Je me retourne, chien de fusil droit : le chat noir proteste d’une roulade au cours de laquelle la dormance le reprendra dans la position qui sera sienne à la fin de mon propre retournement, sans corriger en rien sa posture échue sous la fourrure noire extensible, en rajoutant même un peu dans le prodigieux des extases.
Au réveil, petit ou gras matin, mon corps pèse aux attaches, il faudra une eau brûlante et reprendre la main, redonner chair lambeau après veine, peau après os, diriger en tout la reconstitution, ouvrir le souffle, redessiner yeux nez bouche, pousser la porte et aller.

P à N sans date


Si je devais choisir entre toi et l’écriture, cette dernière l’emporterait. Ce n’est point que je ne t’aimerais plus mais tu ne serais plus mon bien-aimé.

Récitatif 10

Un personnage. Tu ne serais ni plus ni moins qu’un personnage. Tu n’as peut-être jamais cessé d’être le personnage que l’écriture aura engendré. Tu n’as vécu le plus beau de ton âme que par ma plume. Cela, une forme de vengeance.
Lâcher l’être de chair que tu es, l’oublier au monde et ne justifier de ton éphémère existence que par le fait de la projection littéraire.
Un être de papier. Un homme de papier. Te seras-tu vengé d’avance de cet enlèvement par l’écriture?

Personnage. Quand je serai moi-même enfin devenue un personnage. Plus de souffrance aiguë, plus de colère. Et la musique ne m’effraiera plus.

Gigue



Mon Père m’a donné un mari, Dieu qu’il est petit, si petit que dans mon lit, ah je l’ai perdu. Vous, vous dites – que se passe-t-il, vous ne participez pas ? Bouche close, moi : non je ne participe plus. Plus rien. Mains flétries, yeux sans pupilles ni cils, passage de la comète, traits de feu. Moi arrière-petite-fille de la vieille femme hilare sous les cendres de Pompéi : mon bien-aimé, poussières grises emportées. Au recès du souvenir la flaque claire de ses yeux nourrie par un ocre bleu. Flamme, flamme de Yhwh, ma maison brûlée, et le verger, et mon lit idem, le vent, entre les racines résurgentes, terrasse le père effondré.

Mon Père m’avait donné un mari, tout vieux et si petit, si joli, qu’à mi-chemin de ma vie, oh je l’ai perdu. Vous, vous dites – que se passe-t-il vous n’y êtes pas ? Bouche close moi, non je n’y suis plus. Pour rien. Ni pour personne. Voix ne vibre, paumes inutiles, corps mutique et roué, queue de la comète, traits de feu. Moi arrière-petite-fille du centaure moqueur qui sculptait sous le figuier : mon bien-aimé dans des mains de nacre, en reçu la flaque moirée de l’étole bleue. Ma maison incendiée, et le jardin, et la table idem. Le vent terrasse de la lave froide et noire entre les racines résurgentes.

A Pompéi je veux aller, chercher dans les plis des corps ancestraux l’instant où la mort les a pris, à l’exacte jointure de la fusion entre les chairs et les âmes, et gratter l’empierrement, à cire perdue couler le moulage de leurs mots, de leurs secrets. Je veux savoir si les cataractes de feu n’ont point déjà éteint d'identiques amours. Et vous donc, que faites-vous ? Soignez mon corps, soignez, que je puisse dire bonjour, au revoir et merci. Voyez, ma tête à moi est ailleurs, quelqu’un la promène et l’expose sur la place publique, avec mes lettres et ma musique. Ma nuque tranchée net, fichée sur le pieu de mon corps de bois corseté de noir, cette tête qui s’y trouve est une fausse tête. Elle ne sent rien, ne goûte rien, entend à peine, et encore par résonances, les consignes ordinaires de la vie ordinaire. Femme-tronc, yeux et bouche dessinés, sous la robe trop longue je vous passe la main, manipulez-moi, je suis docile, bonjour les petits enfants. A Pompéi, aux murs, des enchantements.
Reprise Da capo

P àN 31 octobre

Ce fut à cause de la chienne. De la chienne jaune roulée sur le canapé, le museau sous la queue, cette même chienne gambadant tantôt, cet après-midi de printemps, dans les champs gras et les forêts en éveil, sautant les fossés avec des grâces de biche, les oreilles déployées. Nous nous amusions de son sourire enfantin de chiot trop vite grandi, de sa frénésie la truffe collée aux sentes odorantes, de ses évanouissements dans les futaies que nos appels ranimaient : la chienne revenait à la conscience du chemin dans une détente de tous ses muscles roulant sous le velours du pelage. Nous traversions des jardins de primevères, des hameaux pelotonnés dans le cycle des saisons et des cimetières de soldats morts au champ d'honneur, fleuris de coucous dont nous faisions des bouquets, non sans lire chaque épitaphe laconique, et leurs jeunes âges, les guerres, la boue et le froid, ces vies abrégées dans un trou d’obus et nous vivants, qu’avais-je à faire des frilosités de la dissimulation : l’urgence d’être.
J’aurais aimé que tu devines, que tu fasses le premier pas, un signe. Mais tout le fut, signe : ton sourire immense sous tes boucles en broussaille blonde, tes yeux dont je sentais le poids sur chacun de mes gestes, tes attentions aux êtres et aux choses qui me sont chers.
Nous n’aurions pas dû. Le chocolat chaud, cette invitation à s’abriter du soir qui se pose en frissonnant. Et puis la chienne encore, plus tard, lovée entre nous sur le canapé défraîchi, nos doigts fourrageant dans le poil serré et cet aveu que tu dénonceras plus tard comme un malentendu, de fait, mal entendu, mon désir de ton âme, ta faim de mes mains fripées, disais-tu, sur ton front. Pour cause encore un nectar sur les lèvres descellées – j’aime encore au mitant de la nuit le rubis d’un bourgogne, à l’heure où ma plume courait sur ce même bloc de papier, quadrillé petits carreaux, pour une fois j’avais parlé les mots que d’ordinaire à cette heure tardive j’écrivais, j’avais osé l’imprononçable, le dit de l’amour, nue jusqu’aux entrailles au risque de la mort.

Récitatif 11


Je t'écris d'ailleurs, à cause de la comète, puisque sorcière je suis, et les sorcières réchappent au bonheur. La comète a frôlé ma terre d'exil, la Lorraine, terre de malheur et de mort et moi, sorcière, je chante et veille les soldats et les arbres mitraillés. Sept ans.
Dieu, je le sais, a pitié des amours de sorcières car Il sait tout et n'attend nul repentir. Il sait les prophéties de malheur, sept fois sept ans dans une vie de sorcière, et puis peut-être, après. La solitude ascétique, voix continue et obligée.
Aussi, je ne t'écris plus ni notes d'amour ni mots de musique puisque violée je suis, par toi qui es parti avec mes pauvres lettres idiotes de sorcière apprivoisant le dragon. Mes pauvres idiotes de lettres, que tu jetteras bientôt sur la place publique, autant dire au bûcher. Partie ailleurs, je te dis.

P à P



Souris-moi. Sinon, parle-moi. N’y mets point de haine.



Dans ton sac, je le sais, une icône. Dans mon cœur, le sais-tu, ton visage.

Romanesca


J’eusse aimé que d’une faveur pourpre
tu liasses ces traits
que tu me rendisses et les écrits
et l’icône et la partita.
Je ne suis de si grandes vertus qu’il ne me faille
pour m’élever
des mots, une figure, des voix.
Eaux de mes yeux
Vois ma vanité
Faut-il que je t’implore
pour que ne soient publiées
mes paroles, ma reine, mon chant
Délivre-moi du blasphème
et pourront retourner au tombeau mon aphasie.
Affetti brisés.
Que ne puis-je éteindre moi-même mon âme miséreuse
terrassée par le désir, la chair, l’amour.
Nul prince ne me délivrera, nul Ulysse ou Angelo nul saint
ni même Celui qui dépêcha
Amour, Destin, Temps et contretemps.
Envers les princesses vitriolées Père sois clément
Laisse-moi effacer mes propres traces
Que des fleuves insonores
dans ma gorge puissent sourdre à nouveau.
Dans son sac, je le sais
l’offrande de Ta petite main sur la nuque
et la fleur étoilée.
Ma honte à submerger.

Caillou