#Toulon#1983#
La
deuxième et dernière fois de son enfance, de la sortie définitive
de son enfance, elle va au cinéma place de la Liberté. Elle a
dix-neuf ans, de son enfance tardante elle est si honteuse qu'elle
consent en silence à l'idée lancée, d'un cinéma entre deux
répétitions d'orchestre. Elle n'a pas osé dire rien, elle ne dit
jamais rien ou si peu ; elle ferait comme si, l'habitude de ça,
aller au cinéma. Aussi. A observer le rite elle se conforme :
ticket, quelle salle, quels escalier et porte à hublot noir, quelle
rangée, elle n'a pas de préférence. Les autres chahutent, elle
tremble d'attirer l'attention, le père déboulerait sur la moquette
rouge, l'emporterait d'une gifle. Mais c'est le jeune chef
d'orchestre qui se place à ses côtés. L'obscurité, le volume
sonore, le film lui-même l'accaparent, une conformité la rassure,
aux documentaires en famille le soir, devant la télévision :
le désert du Kalahari et un presque enfant, un pygmée, et son
parler de cliquetis et petits mots incompréhensibles, sans
sous-titres, comme un mélange de MORSE, de claquements de becs
d'oiseaux ou d'élytres d'insectes, ou comme de menus cailloux
choqués au fond de la mer ; ou pareil à l'autre parler,
impossible aux autres, qu'elles s'étaient inventé, elle et sa
presque jumelle, le parler des sœurs dorénavant séparées, et pour
toujours, mais ceci elle ne le sait pas encore. Au cinéma, pour la
deuxième et dernière fois de son enfance, le grand cerf aux yeux
noirs a posé ses longs doigts sur sa main à elle, qui la lui a
laissée prendre et mener à ses lèvres. Et de sa peau à elle, elle
fait la connaissance du paysage de sa peau à lui, tandis que le film
est devenu stupide et bruyant. De toute son enfance rance et mutique
elle sort, sur la margelle, adossée au mur d'obscur dont elle ne
reviendra jamais.